News - 25.09.2021

Tout savoir sur Les Araméens

Les Araméens

Par Ammar Mahjoubi - C’est grâce à leur langue et à leurs cultes, bien plus que par leur court destin politique, que les Araméens ont laissé leur trace dans l’histoire des civilisations antiques. Comme leurs congénères israélites, c’est vers la fin du IIe millénaire av. J.-C. que leur rôle était apparu au Proche-Orient ; il ne dura au maximum que cinq siècles et ne fut jamais de tout premier plan. Ils tinrent tête, cependant, au début de leur expansion, à la puissance des Assyriens et créèrent de grandes difficultés aux Israélites.

Pour retracer l’histoire de l’antique Aram, trois catégories de documents avaient été mises en œuvre : les textes bibliques, tout d’abord, auxquels on pourrait ajouter une mention unique du nom («Iram» ou Aram, selon la voyellation choisie) dans une allusion coranique d’une brièveté étonnante ; puis les inscriptions cunéiformes de l’Empire assyrien et, enfin, les inscriptions araméennes archaïques qui, seules, permettraient d’entrevoir l’histoire intérieure des royaumes araméens.

À ses débuts, l’histoire des Araméens est des plus obscures. Ils auraient très probablement quitté le désert syro-arabique, pour pénétrer dans les territoires du «Croissant fertile» - comme la plupart des peuples sémites qui envahirent, au cours des siècles antiques et médiévaux, la Mésopotamie et la Syrie. Mais aucune certitude ne permet d’étayer cette hypothèse, car les origines des Araméens ne bénéficient même pas de quelques apports légendaires. Dans le texte biblique qui concerne les «Patriarches», ce peuple se serait installé en Haute-Mésopotamie dès la première moitié du IIe millénaire avant le Christ. Bétuel et Laban, qualifiés d’«Araméens», habitaient, dans cette région, le pays d’«Aram-Naharaïm» et de «Paddan-Aram». Mais la Bible, qui a recueilli cette narration sans doute légendaire, dans un récit qui ne date que des IXe et VIIIe siècles avant. J.-C., ne permet guère de confirmer avec certitude la fixation des Araméens en Mésopotamie plus d’un millénaire auparavant. Moins contestable est cependant le souvenir, dans le texte biblique, d’une parenté originelle entre les Araméens et les Hébreux. Aram et Eber, les éponymes des deux peuples figurent, en effet, dans les listes des descendants de Sem, et ce sont des femmes araméennes que les «Patriarches» choisirent pour épouses. Jacob, fils d’Isaac, appelé aussi Israël, est même qualifié d’«Araméen errant» (Deuteronome, XXVI,5).

On sait que les Hébreux étaient originaires du désert syrien, et leur parenté avec les Araméens remonterait à un passé lointain, lorsque les deux peuples y menaient une vie nomade. Une source, dite «élohiste», du Pentateuque situait la patrie primitive des Araméens au «pays des fils de l’Orient» ; c’est là que se rendit Jacob pour rencontrer Laban (Genèse, XXIX, 1). Or cette expression désigne dans la Bible le désert situé à l’Est de la Palestine, le désert syro-arabique, comme l’indique A. Dupont-Sommer, dans un opuscule paru en 1949. Consacré aux Araméens et déposé auprès de la librairie A. Maisonneuve, ce petit livre a été d’un grand secours pour cet article.

En dehors de la Bible, c’est au XIVe siècle av. J.-C. qu’apparaît la première mention des tribus araméennes. Un texte d’El-Amarna, le site archéologique égyptien, fait état de rumeurs qui concernent les « Akhlamu », des envahisseurs que des textes ultérieurs identifient avec les Araméens ; ils étaient, à cette date, localisés aux environs de l’Euphrate. Un peu plus tard, un écrit assyrien indique que le roi d’Assur, qui régnait vers la fin du XIVe siècle, lutta victorieusement contre «la troupe des Akhlamu et des Sutu». Associés, semble-t-il, à d’autres nomades, les Araméens auraient donc continué leur poussée vers le nord. Plus tard encore, au XIIIe siècle av. J.-C., une lettre du roi hittite au roi de Babylone déplore l’insécurité des routes entre les deux royaumes, et accuse les pillards Akhlamu, qui écument la Haute-Mésopotamie. La lutte incessante entre Assyriens et «Akhlamu» est attisée vers 1200 av. J.-C., lorsque s’écroule l’empire des Hittites. L’invasion des «peuples de la mer» déferle en effet sur les territoires hittites, couvre la Syrie, la Palestine et l’Égypte. Epargnée, l’Assyrie compte profiter de l’effondrement hittite et conquérir, vers l’Ouest, la plaine mésopotamienne qui ouvre l’accès vers la Méditerranée. Mais les rois assyriens se heurtent, jusqu’à la fin du XIIe siècle avant le Christ, aux Araméens postés sur l’Euphrate, et sans cesse accrus par des effectifs nouveaux, venus du désert. Quoique battus et parfois décimés, les bédouins guettent avec ténacité et convoitise le moment de s’approprier les terres fertiles souhaitées.

Le roi assyrien Téglatphalasar I, vers la fin de son règne (entre 1112 et 1090) proclame: «Vingt-huit fois derrière les Akhlamu-Araméens, j’ai traversé l’Euphrate à raison de deux fois par an. Depuis la ville de Tadmor (Palmyre), qui est au pays d’Amurru, depuis la ville de Anat, qui est au pays de Sukhi et jusqu’à la ville de Rapiqu, qui est au pays de Karduniash, je réalisai leur défaite, j’emmenai à ma ville d’Assur leur butin, leur avoir, leurs biens.» Mais en plusieurs régions les bédouins se sont déjà sédentarisés ; ils occupent notamment six villes, et les rois assyriens n’arrêtent pas de les traquer dans le désert syrien, d’où leur viennent d’incessants renforts. Dans ce texte, comme dans d’autres, les ennemis d’Assur sont désignés par le nom double d’Akhlamu-Araméens et souvent aussi les textes commencent à ne plus retenir que le nom d’«Araméens». Ce qui pourrait s’expliquer par l’existence, parmi les tribus du peuple Akhlamu, d’un groupe araméen, qui a fini par faire prévaloir, pour l’ensemble du peuple, son propre nom. De même que le nom d’Israélites, qui ne désignait d’abord qu’une fraction des Hébreux avait fini par s’imposer à l’ensemble de ce peuple.

Au XIe siècle, tant en Haute-Mésopotamie qu’en Babylonie, les incursions araméennes font place à une véritable guerre de conquête. Les Araméens se sédentarisent, se civilisent ; ils s’adonnent à l’agriculture et au commerce ; leurs principautés encerclent l’Assyrie et entravent son commerce extérieur. Mais leurs rivalités, leurs luttes intestines leur interdisent toute tentative fédérative durable. En 1083 av. J.-C., le roi de Babylone est renversé ; son successeur, expressément qualifié d’usurpateur araméen, marie sa fille au roi d’Assur. En Syrie du Nord, à l’Ouest de la grande boucle de l’Euphrate, l’invasion araméenne se déploie avec non moins de vigueur, malgré la résistance des populations hittites restées maîtresses de la région ; et vers le Sud, dans la vallée moyenne de l’Oronte, Hamat tombe dès la fin du XIe siècle sous l’autorité araméenne. L’Ancien Testament mentionne, à l’époque de Saül et de David (de 1044 à 974 environ), les noms des principautés araméennes dans la vallée du Haut-Oronte et du Litani: Aram-Çôbah, Aram-Ma’akah, Damas, Aram-Bêt-Rekhob… Mais si les Araméens, au Sud de la Syrie, réussissent sans difficultés véritables à subjuguer les populations composées surtout d’Amorrhéens et de Cananéens, les cités de la côte phénicienne, Byblos, Sidon et Tyr, par contre, continuent à leur tenir tête et les empêchent d’atteindre la côte méditerranéenne.

En Palestine, les Araméens se heurtent au royaume d’Israël. Saül affronte, dans la Bible, non seulement les Philistins, mais aussi d’autres peuples parmi lesquels les Araméens de Çôbah (I, Samuel, XIV, 47); et lorsque David attaque les Ammonites, ceux-ci appellent à leur secours « les Araméens de Çôbah et de Rekhob, ainsi que les gens de Tôb et de Ma’akah ». Bref, toute une coalition d’Ammon et d’Aram. La bataille s’engage sous les murs de Rabbah, la capitale des Ammonites (aujourd’hui Amman) et l’armée d’Israël partage ses forces ; tandis que son frère contient les Ammonites, Joab, à la tête du corps aguerri de l’armée affronte les Araméens de Çôbah et de Rekhob. L’assaut de Joab disperse les Araméens qui fuient et les Ammonites se retirent derrière les murailles de leur cité (II, Samuel, X, 6-14).

Mais le roi de Çôbah ne s’avoue pas vaincu et obtient le concours des « Araméens de l’autre côté du fleuve », c’est-à-dire les Araméens de Mésopotamie. Franchissant l’Euphrate, l’Aram du Nord et l’Aram du Sud de la Mésopotamie se joignent aux troupes de Çôbah. David traverse le Jourdain et remporte la victoire de Khélam (II, Samuel, X, 15-19). La Bible mentionne encore une autre campagne de David contre les Araméens rassemblés de nouveau autour de Çôbah, dont l’ambition aurait été de constituer, de l’Euphrate au Jourdain, une grande fédération des principautés araméennes. David, de façon décisive, leur inflige une ultime défaite et installe même des garnisons israéliennes à Damas, qui doit lui payer tribut. Le même passage de la Bible insiste sur l’aversion mutuelle, haineuse, qui divise les rois des cités araméennes ; le roi de Hamat en arrive même à bénir la défaite du roi de Çôbah, qui voulait étendre son autorité sur tout le Moyen-Oronte et à envoyer, en signe de vassalité, des présents à David, préférant ainsi la protection d’Israël à l’hégémonie de Çôbah.

La suprématie d’Israël, vantée par la Bible, est maintenue par Salomon, fils et successeur de David. Mais la légende salomonienne l’amplifie en l’étendant à l’Aram tout entier, et en prétendant que le roi d’Israël agit en maître tant à Damas qu’à Hamat et Tadmor. Un officier du roi de Çôbah, en fait, ne tarda pas à organiser la résistance araméenne contre l’occupant israélite. «Dieu suscita à Salomon un adversaire, Rezon, qui s’était enfui de chez son maître Hadad-’êzer, roi de Çôbah. Il rassembla des gens autour de lui et devint chef de bande. Puis il s’empara de Damas, s’y établit et devint roi de Damas. Il fut l’adversaire d’Israël pendant toute la durée de la vie de Salomon» (I, Rois, XI, 23-25). Désormais, c’est le roi de Damas et non plus celui de Çôbah qui exerce l’hégémonie sur le peuple araméen de Syrie. C’est lui que les textes bibliques ainsi que les anciennes inscriptions araméennes nomment dorénavant «roi d’Aram».

Vers la fin du Xe siècle av. J.-C., les Araméens, au faîte de leur puissance et dont Damas a pris le commandement, deviennent les maîtres de la Syrie et, en Haute-Mésopotamie, encerclent et étouffent l’Assyrie. Mais le réveil des Assyriens, énergiques et disciplinés, inaugure une ère nouvelle. De 932 à 824, leurs rois successifs éliminent l’Aram de Mésopotamie, puis menacent le monde syrien tout entier; le commun danger rapproche, un temps, Aram et Israël, mais leurs rapports oscillent désormais entre accalmies et reprise des conflits. Deux siècles plus tard, en 722, le roi assyrien Sargon s’empare de Samarie, la capitale d’Israël ; ses victoires consacrent définitivement la mainmise de l’Assyrie sur la Syrie et la Palestine. Les Etats araméens de Syrie cessent d’exister, comme avaient disparu auparavant ceux de la Mésopotamie. Dans les textes assyriens, désormais, le «pays d’Aramu (Aram)» ne désigne exclusivement que les tribus araméennes de Babylone, qui occupent les steppes situées à l’Est du Tigre.

Ayant perdu au cours des IXe et VIIIe siècles toute indépendance politique et souvent insoumis, les Araméens participent activement aux révoltes incessantes des populations assujetties à la domination assyrienne ; jusqu’en 626 av. J.-C., lorsqu’un général chaldéen, Nabopolassar, se rend maître de Babylone, puis s’empare, en 612, de Ninive. L’empire assyrien s’effondre et fait place, pour près d’un siècle, à l’empire néo-babylonien. Les Araméens de Babylonie se fondent dans le nouvel empire, mais nulle part ils n’ont disparu, ni de Babylonie, ni de la Mésopotamie et de toute la Syrie. L’histoire politique de ces nomades venus du désert est à jamais révolue, mais leur langue se maintient, s’affirme et s’impose, à des degrés divers, dans le Proche-Orient tout entier, avant d’être supplantée par la langue arabe. Pour des siècles encore, les Araméens laissent au monde, avec leur langue, le culte de leurs dieux. L’araméen devient la langue officielle de l’empire des Perses et, en Palestine, il se substituera dans le langage courant à l’hébreu. Les Juifs rédigeront le Targum et le Talmud en araméen, et c’est en cette langue que Jésus de Nazareth prêchera son Evangile. Dans tout l’empire romain, d’antiques divinités araméennes, notamment Atargatis, «la grande déesse syrienne», ne cesseront pas d’avoir de fervents adorateurs.

J’ai gardé pour la fin de l’article la mention unique, dans le texte coranique, du nom Aram, écrit sous la forme Iram (Sourate LXXXIX, L’Aube, 6-8 الفجر).

6- N’as-tu pas vu comme en usa ton seigneur envers  Ad
أَلَمْ تَرَ كَيفَ فَعَلَ رَبُّكَ بِعَادٍ

7- Iram au ferme poteau
    إِرَمَ ذَاتِ ٱلْعِمَادِ

8- Créature jamais ne les égala dans le monde
ٱلَّتِي لَمْ يُخْلَقْ مِثْلُهَا فِي ٱلْيِلاَدِ
(Traduction Jacques Berque).

Le nom de Iram fait suite à celui de ‘Ad, de même que Aram accompagne et fait suite à Paddan (Paddan Aram), alors qu’il précède Naharaïm (Aram Nahraïm) et Ma’akh (Aram Ma’’akh). Cette dualité, me semble-t-il, souligne la complémentarité des deux substantifs ; le premier, ‘Ad est un nom cité à dix-huit reprises dans le Coran (J. Berque, Le Coran. Essai de traduction, Albin Michel, note p. 807). Il désigne, selon Berque et Malek Chebel (Dictionnaire encyclopédique du Coran, p. 19), un peuple préislamique vainement prêché par le prophète Hûd qui, à son tour, est cité à sept reprises (J. Berque, op. cit., p. 810) et a même donné son nom à la onzième sourate du Coran. La sourate XLVI Al Ahqâf (21-25) souligne que «le frère de ‘Ad (c’est-à-dire Hûd, leur prophète ?) leur donne l’alarme à Al-Ahqaf» qui, selon Berque, serait l’habitat traditionnel des ‘Ad, «un pays de hautes dunes sablonneuses, sur le littoral de l’Océan entre Oman et le Hadramaout» (J. Berque, op. cit., note p. 547).

Le nom Iram et l’épithète  ذات العماد(que J.Berque traduit par «au ferme poteau» et qu’on pourrait traduire aussi par «aux fermes colonnes») ont donné lieu, notent J. Berque et M. Chebel, «à des élaborations légendaires» que M. Chebel détaille longuement (op. cit., s. v. Iram, p. 245) et dont Ibn Khaldûn s’est fait l’écho. Parmi ces élaborations, Chebel retient que Iram serait le nom d’une ville «artificielle» fondée par Chaddad Ibn Ad, de la confédération des Aadites en Arabie méridionale. Iram aurait eu des colonnes en or et des murailles serties de diamants et de pierres précieuses, au point de rivaliser avec le paradis… D’autres spéculations qui se surpassent dans le merveilleux ont été avancées...mais certains historiens, en particulier Yaqut, font correspondre cette ville (Iram) avec Damas, «terre des Araméens ». Suivant Tabari, J. Berque « s’en tient au sens minimum» de ذَاتِ ٱلْعِمَاد  en traduisant «Iram au ferme poteau».Que retenir de tout cela, sinon que le substantif Iram désigne me semble-t-il, dans le texte coranique, les Araméens (Aram) et que Ad serait peut-être une tribu araméenne, qui aurait donné dans le Coran son nom à l’ensemble de ce peuple. En associant ‘Ad, cité à dix-huit reprises à Iram, le Coran semble préciser, il est vrai une seule et unique fois, que ‘Ad fait partie intégrante, semble-t-il de Iram. On peut aussi retenir qu’avant d’émigrer en direction de la Syrie et de la Mésopotamie, l’habitat ancestral et traditionnel des Araméens aurait été peut-être le Hadramaout.

Ammar Mahjoubi

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