Opinions - 14.09.2021

Tunisie : Utopie démocratique et le destin d’une République

Tunisie : Utopie démocratique et le destin d’une République

Par Monji Ben Raies - Le destin d'une jeune République, entre archéologie dévoyée en trafic d'antiquités, et fossoyeurs de la modernité, qui se heurte à l'expérience de la guerre politique. Entre ce qui est déterré et ce qui est enseveli, il y a le récit d'un peuple qui s’est levé pour sa dignité et qui a cru dans sa rébellion. Variation contemporaine du verbe poétique et puissant, qui aborde les désenchantements de l'histoire et le courage des renaissances. Les bigots islamistes étendaient leur aura maléfique sur toute la contrée, écrasant de leur haine les rares vestiges de vie et de beauté qui subsistaient encore. Les derniers signes de vie disparaissaient lentement pour ne laisser que la coquille vide d’une nature autrefois somptueuse. L’atmosphère sinistre instaurée proclamait l’extinction de l’espoir, de la joie et de la lumière.

Le XXème siècle était un siècle altruiste, tourné vers l’attention et l’observation de l’autre ; lire les défauts du caractère, ainsi que déceler l’intelligence, voire le génie, par un souci de transparence des corps et des visages. Mais, beaucoup plus largement, ces pratiques du regard sur autrui entraient surtout dans le contexte d’un siècle en quête de sacralité. Ce phénomène qui traduisait un besoin de valeurs et d’images, cette quête de sacralisation de l’individu, s’exprimait particulièrement par le vecteur de l’apparence, rehaussée au statut d’icône, dans l’exercice d’un véritable culte. Mais ce culte révélait surtout la nécessité, pour la République, de consacrer des personnifications et incarnations d’une mémoire polymorphe, dont les fondements étaient censés assurer une éducation qui, à l’excès se muait en propagande. La Tunisie fait encore face à ce phénomène standard, d’une ampleur historique et, comme souvent dans les heures tragiques, à des personnes qui cherchent à profiter de la situation et à s’imposer comme providentielles, des figures iconoclastes au charisme surfait. C’est le cas actuellement d’un personnage typique du système universitaire, habitué à mêler prestige et performance, sur un fond d’autoritarisme et de culte de la personnalité. Le culte de la personnalité et la propagande sont les marqueurs de tous dirigismes. Une apologie ininterrompue d’une personne qui court après l’audimat et le sensationnalisme, dans une crise existentielle, au milieu d’une époque faite de narcissisme et de voyeurisme ; une débâcle démultipliée par l’influence Kaléidoscopique des réseaux sociaux et des media.

Les légendes ne se lèvent pas forcément au gré d’un évènement, mais par la version la plus romancée de l’histoire ; celle que la plupart des gens veulent entendre, du héros auquel ils voudraient croire. Nous sommes toujours impressionnés par le pouvoir de la volonté que certains hommes exercent quand ils font face à une mission quasi-impossible. Leur place dans la mémoire est alors garantie.

Les politiques sont les mêmes partout. Telle est la quête pour le pouvoir, interne et universel. La seule chose qui change est le nom de ceux qui brandissent le sceptre ou l’épée. Il est donc plus que temps et urgent d'entendre un discours politique novateur et encourageant pour tous les Tunisiens, hommes et femmes de toutes générations, de toutes cultures, de toutes les classes sociales. Il est important et primordial de dessiner un monde plus juste, plus sain, plus centré sur le bien-être humain. Est-il possible d’imaginer un mouvement politique enthousiasmant, contre le conservatisme et le fondamentalisme, un mouvement politique capable de relever les défis de demain ? Qui s’occuperait d’apporter des propositions concrètes pour lutter efficacement et dans l’urgence contre le réchauffement climatique ; réduire activement les inégalités sociales ; soutenir, valoriser, diffuser des idées innovantes pour des questions se rapportant à l'éducation, la santé, l'agriculture, la consommation, les transports, le développement économique, l'entrepreneuriat, etc...

La Tunisie cherche des représentants capables de s'engager, au-delà des mots et des discours grandiloquents, pour mener une politique respectueuse de tous les êtres humains dans l’égalité et la dignité et de l'environnement. Il est urgent de mettre en œuvre une politique créative, qui valorise les savoirs individuels, l’héritage historique, les acquis sociétaux et qui s'appuie sur l’intelligence collective. Le pays a besoin de ressourcer ses forces vives à travers des mouvements politiques bienveillants, coopérants avec tous les Etats du monde, ouverts, et non pas seulement avec l'Europe, pour partager ses engagements et soutenir les démocraties existantes ou émergentes. Les Tunisiens sont nombreux à attendre une véritable politique constructive et porteuse d'espoirs pour notre société, parce que nous en avons tous besoin.

La tendance populiste du pouvoir semble glisser vers le culte de la personnalité

Nous assistons à la rigidifiassions autoritaire du pouvoir dans l’Etat, articulée autour d’un homme armé d’une police surpuissante et d’un appareil sécuritaire difficilement contrôlable pour veiller à l’ordre. Dans sa tour d’ivoire, le Président de la République garde le silence sur les exactions de la ploutocratie tunisienne perpétrée depuis une décennie, et notamment durant les deux dernières années, profitant de la pandémie, en fin opportuniste et exécute avec réussite, en catimini, la volonté des pouvoirs financiers et politiques tunisiens et étrangers, à savoir l’enterrement progressif de la révolution et de sa démocratie émergente. Fort de ce succès et de la polarisation politicienne en deux camps faussement opposés en islamistes et progressistes, il s’assied entre les deux et devient le président d’un méli-mélo inextricable. Hier compagnons d’armes dans l’exercice du pouvoir et l’établissement d’un modèle partisan binaire basé sur une apparente alternance théâtrale, les islamistes redeviennent, à l’heure actuelle, honnis comme la peste.

Rigide à la manière des gouvernants d’une autre génération et d’un autre âge, il n’a aucune vision, ni projet, ni même de politique propre ; mal conseillé par des loups aux dents longues, ils n’ont pour unique perspective que de gagner et garder le pouvoir ; le chef de l’Etat excelle dans l’affichage d’une image au lieu d’une pensée, d’affects au lieu d’idées et de sentiments au lieu de réflexions. Sa façon de raconter des histoires et de digresser sans fins lors de toutes ses entrevues, interviews ou discours, son utilisation du parler littéraire au lieu de l’arabe usuel et une maîtrise certaine des adages populaires, sa répartie héritée de sa formation d’universitaire couplée à un rapprochement populaire encore attachant, en font la personne désignée, mais pas forcément la plus adéquate, pour le rôle de Chef de l’Etat. La virtualisation de sa vie politique en fait une chanson de gestes personnelle où toute action réellement politique est exclue, et la médiatisation contrôlée fait le reste. Des mots et des tirades dans ce nouveau mode de pensée hégémonique fleurissent au gré des circonstances et des évènements, des images du président accueillant des personnalités au palais présidentiel ou rencontrant fortuitement un citoyen pendant une balade inopinée au centre de Tunis, dont les caméras étaient miraculeusement dans le secret.

Il va sans dire que les politiques ont fini par acquérir leurs propres caméras et ont leurs propres pages sur Twitter, Facebook ou Instagram, gérées par des équipes entières de community managers qui, le cas échéant, fournissent même la matière, les circonstances et les personnes pour distinguer leur cicérone. Le tout relayé à grande échelle par des médias classiques en totale connivence, présentant des mises-en-scènes totalement fictionnelles sous forme d’informations crédibles à même d’être partagées dans cette dictature du cœur, au-delà de la raison.

En somme, le Président aura œuvré au service de trois idées maîtresses, au gré des aléas politiques et historiques dont il a été le contemporain, la création et la pérennisation d’un Etat vassal, le processus Maurrassien du « nationalisme intégral » et enfin le remplacement du politique par l’affect. Il est donc pour le moins conséquent que ces trois éléments se cristallisent depuis son élection, dans un moment autocratique réactionnaire. Révolu le temps des idéologies, il ne s’agit donc pas d’une doctrine concertée et exécutée militairement. Le moment autocratique est volatile et éthéré, imperceptible dans le temps. Il est une soumission ordinaire, un concentré de marketing politique, mais aussi de suzeraineté post-contemporaine. Sa caractéristique cardinale est l’observance collective, au double sens d’obéissance et d’examen attentif, de sa propre soumission aux puissants. Courber l’échine devant un Président, un homologue, devient une jouissance à la portée de tous et chacun est sommé de s’y conformer au risque d’être mis au ban de la Cour des grands.

‘’Coolitude’’

Les réseaux sociaux ont certes agrandi les dimensions du monde et élargi l’espace public. Ils ont aussi rendu prévisible et contrôlable la compétition et la lutte politique au sein de ce vaste territoire dématérialisé. Les récentes implications d’entreprises de transformation comportementale, à travers l’analyse des datas personnelles dans des campagnes électorales, démontrent là aussi l’instrumentalisation des affects, des sentiments et des egos. L’on ne vote plus ni pour ni contre des idées, des partis, des idéologies, des volontés ou pas de changer des réalités sociales pour d’autres. L’on vote par peur, par attraction, par dégout, par flagornerie ou par appartenance d’âge, de race ou de genre ou autre. Parce que ce candidat est séduisant ou parce que cette candidate est une femme, parce qu’il est universitaire et que beaucoup ont été ses étudiants. En gros, on vote pour soi, ou plus exactement pour l’image de soi que l’autre nous renvoie artificiellement. En fin de parcours, les bilans des élus sont établis à l’aune de leur maîtrise ou pas de la communication, des réseaux sociaux, d’Instagram, etc., de leur ‘’coolitude’’. Quand seuls les sentiments imprègnent le politique, ou pour ainsi dire cette nouvelle forme de cité sans substance, quand elle a été intégrée de façon immanente par une large partie de la population ; l’on en vient alors à un unanimisme béat, régi uniquement par la norme sociétale coercitive et les injonctions au devoir.

Aucune pensée ne doit venir troubler ce dernier que d’aucun veulent uniforme, incolore et inodore. Aucune critique ne doit être exprimée, aucune nuance ajoutée au roman du parcours d’une personnalité soudain érigée en une demi-déité aussi immaculée que la probité dont il se réclame. La seule expression possible est celle de la tristesse, du respect, du recueillement, la pâmoison pour tous. C’est aujourd’hui le sentiment unique qui surclasse la pensée unique d’hier. Sinon, des anathèmes aussi hauts en couleur que traitrise, manque d’élégance, indécence, non-patriotisme et bien d’autres surgissent. Ayant été intégrée avec le reste, le culte de la personnalité et l’idée d’un ‘’Père de la Nation’’, unique garant de la patrie et de la Constitution, refait surface. Critiquer dans ce moment de communion extatique est une insulte faite à la Nation car il est bien entendu que le Président est la Nation. Et que bien évidemment tout est dans la Nation, rien n’est hors de la Nation, rien ne doit être contre la Nation. Bien que le règne ne dure qu’une poignée d’années, bien que les prérogatives du chef de l’Etat aient été réduites suite à la révolution et que l’on s’est réorganisé en un mode de gouvernance semi-présidentiel, bien qu’absolument rien n’a été accompli politiquement par le Grand Homme dorénavant affublé de toute une panoplie de superlatifs aussi délirants les uns que les autres. Les réflexes d’auto-asservissement n’en surgissent pas moins de plus belle.

Il n’y a que l’affliction face à notre propre Nation endettée et vendue aux plus offrants, proie des nouveaux impérialismes, turc et qatari. Car il est entendu que pour le moment réactionnaire du président, tout ce qui met en veille la pensée critique et le devenir révolutionnaire est le bienvenu. Le devoir est travaillé en creux par le silence et la sidération, vecteurs pour le moment réactionnaire car il peut les remplir de son propre vide. Orwell fictionnalisait l’appauvrissement de la langue comme moyen pour dompter la pensée. Maintenant que ce processus est une réalité, le mutisme est un horizon pour les nouveaux impérialismes. Il n’est pas anodin que les intelligences artificielles aux mains des pouvoirs publics s’expriment oralement, mais que les réalités virtuelles conçues par ces mêmes pouvoirs pour les vivants soient des mondes sans paroles.

Pendant ce temps imparti à la tristesse, alors que les tenants du sentiment unique chassent les malheureux qui ressentent et pensent différemment, l’Etat, les médias et les pouvoirs ont tout le loisir à la fois d’organiser leur discours officiel, leur récit national et d’instrumentaliser à leur avantage ce moment réactionnaire qu’ils n’ont même plus la corvée d’organiser.

Détresses et mythes de la Tunisianité

La structure psychologique sociétale tunisienne, dialectisée historiquement, cette fameuse tunisianité produite par des stratifications trois fois millénaires de conquêtes et de dominations étrangères, est toujours tiraillée par une volonté d’inclusion, parfois forcée et subie, tempérée, ou contrebalancée, par la recherche d’une identité commune à même de cimenter une société quelque peu protéiforme, dont la fêlure la plus clivante reste encore à ce jour celle entre le littoral et l’intérieur du pays. Or, de ce tiraillement collectif, ce déchirement, a surgi un équilibre précaire, celui du plus petit dénominateur commun social et du consensus politique. D’où la pérennité des autocraties quelque peu molles des premiers âges de la modernité, d’une part, et la relative facilitée ou du moins rapidité avec laquelle le dernier régime a été renversé, d’autre part. La tunisianité est surtout question de l’effacement de l’altérité, de la singularité et de la différence, ainsi que de l’exaltation du pareil, du même et de la ressemblance. Obéir à soi est dans l’ordre des choses, alors que se soulever contre soi est suicidaire ; c’est une règle implicite. Encore plus que les régimes précédents, la dictature du cœur sied mieux aux tunisiens. Et à l’ombre des détresses se construisent les mythes. La personne au pouvoir écrit tranquillement le récit officiel comme pour sceller définitivement le sort des uns et des autres. Le récit d’une confiscation pacifique du pouvoir, même en l’absence d’une Cour constitutionnelle, comme pour prouver son inanité et son inutilité.

Venant s’inscrire dans un narratif familier, le président de la République a ajouté un épisode mythologique primordial, la révolution non comme une rupture d’avec l’ordre ancien, mais comme une demande d’ajustement de dérives circonstancielles finalement corrigées par un sauveur sage et perspicace. C’est donc un énième chapitre du roman national depuis l’indépendance que les élites fabriquent exclusivement et à l’exclusion de toute autre version à commencer par celle des victimes. Pour dominer, il ne suffit pas de confisquer les richesses et les moyens d’action, il faut une pierre angulaire, confisquer les perceptions de la réalité. « Celui qui impose son récit, hérite la Terre du récit. ». (Mahmoud Darwich. Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?). Ainsi, il ne s’agit plus que de narration en lieu et place d’analyse, de story telling, en lieu et place de débats. Ce dessèchement vocal programmé trouve son creuset naturel dans des médias depuis longtemps mis aux pas et des réseaux colonisés par le pouvoir en place, à travers la surveillance généralisée, le partage des données personnelles et l’ensemencement massif de ‘’fake news’’ ou encore la chape de plomb posée par la cheffe de cabinet de la présidence sur le courrier et la communication avec le chef de l’Etat.

Après la transition démocratique, la transmission de la démocratie

C’est une perversion ahurissante que de penser que les jours suivants le 25 juillet 2021 ont été une victoire de la démocratie. En vérité, c’est la victoire de l’assujettissement, c’est la victoire de l’omerta et c’est la victoire de la lénification de l’opposition et de la contradiction. Toutes les trois ces victoires sont les purs produits des dictatures qui se sont succédé en Tunisie depuis l’indépendance. De quelle victoire peut-on parler quand aucune voix discordante ne s’exprime, qu’aucun débat d’idées n’a lieu, qu’aucun bilan contrasté n’est établi que la Tunisie baigne dans une hystérie collective édifiante sans décence ni élégance ? Certes, la confiscation du pouvoir a été pacifique, constitutionnelle autant que faire se peut et seulement entachées de quelques larmes de chagrin unanime, quoique certaines de crocodiles. Il est dans l’ordre des choses que cela soit ainsi, quand il s’agit in fine du même pouvoir que les anciens qui est sauvegardé. Il n’y a que les naissances qui sont douloureuses, que l’altérité qui soit conflictuelle ; il n’y a que la révolution qui trouble et fait vaciller, qui chancelle et nous fait tournoyer avec elle, dans la danse à jamais renouvelée de la liberté. Or ici, il s’agit du même pouvoir autoritaire et inégalitaire qui passe de mains privilégiées à mains privilégiées, afin de le protéger du peuple sur lequel il s’exerce, à travers la violence, la propagande et une suite ininterrompue de moments réactionnaires.

L’Etat que les pères fondateurs ont participé à ériger, à perpétuer fidèlement, policier, patriarcal et réactionnaire, est bien celui-là même qu’ils ont légué à leurs successeurs intérimaires jusqu’à l’ultime d’aujourd’hui. Lui-même le léguera sans sourciller dans quelques temps au prochain Président de la République Tunisienne et le troisième élu ‘’démocratiquement’’ au suffrage universel direct. C’est bien là le propre de la démocratie, à ce qu’il paraît ; elle se perpétue dans un délire de liberté pour sortir ses crocs dès qu’une vraie velléité libertaire vient troubler le calme de son hallucination.

Monji Ben Raies
Universitaire internationaliste et politiste;
Enseignant et chercheur en Droit public et sciences politique;
Université de Tunis El Manar;
Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis.


 

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