Lu pour vous - 16.04.2021

"Essais de langue , littérature et citoyenneté" du Pr Mohamed Kamel Gaha : un hymne au devoir d’intelligence

"Essais de langue , littérature et citoyenneté" du Pr Mohamed Kamel Gaha : un hymne au devoir d’intelligence

Quelles représentations construire pour réussir enfin l’articulation libératrice de la littérature, de l’identité, de la liberté, du projet des Lumières, du mot, de la phrase, de l’extase et du devoir d’intelligence, «intelligence étant à prendre dans les deux acceptions du mot, à la fois comme travail de lecture et de compréhension et comme convivialité responsable» ? Peu nombreux sont les chercheurs qui se posent la question avec autant d’engagement prospectif. D’autant plus que l’époque est à l’annonce de la «mort de la littérature», de la «défaite de la pensée», de l’«ère du vide», de «la fin de l’Histoire», des «métarécits de légitimation», etc. Et sans doute avons-nous là l’une des raisons de la faible part que prennent les réflexions, entre autres, sur le rapport qu’on pourrait établir entre les questions de langue, de littérature, de citoyenneté, de modernité et d’émancipation dans le débat public. Or, les sujets aussi différents et actuels que la « créativité dans la langue et dans la littérature et l’acte de penser comme responsabilité éthique, sociale et politique» persistent toutefois à mettre en scène une situation réfractaire à toute interprétation pessimiste-nihiliste de l’Histoire. C’est le point de vue que développe Mohamed Kameleddine Gaha dans ses Essais de langue, littérature et citoyenneté, publiés tout récemment, à Tunis, chez Kalima Édition dans la « Collection Les voies/voix de la création»; collection qu’il dirige lui-même et qui cherche à promouvoir « des voix qui, comme le vent, ne renoncent pas et disent, «et pourtant j’écris…» et rêvent d’un autre commencement.» C’est-à-dire des voix qui, pour reprendre les mots de Mohamed Kameleddine Gaha, «interrogent pour nous, en nous, le débordement de désespoir qui étouffe ce monde jeune et vieillissant, l’éclat des colères et des violences qui résonnent comme un désir de mort irrépressible et général, et aussi, le rêve de beauté et de mansuétude qui n’a jamais quitté le cœur de l’homme.» L’objectif de la collection est de contribuer aux efforts intellectuels et nécessaires pour élargir le champ de la liberté de création, de la confrontation des idées indispensables à la culture vive, à la création et la recherche. Témoin de ce mouvement où se cristallisent des idées et des positions sociétales ouvertes sur l’inédit, la «Collection Les voies/voix de la création» accueille des productions de pensée et de fiction accompagnant l’avènement de sujets libres dans la société.

Essais de langue, littérature et citoyenneté: Un itinéraire de vie et de recherche est un livre remarquable regroupe en quatre parties totalisant 452 pages des réflexions sur les problèmes que soulèvent les liens essentiels entre langue, littérature et liberté et les visions de l’homme, de la société et de l’histoire qu’elles sous-tendent. Dès le sous-titre qui chapeaute l’ouvrage, l’objectif du professeur émérite Mohamed Kameleddine Gaha est énoncé: articuler posture de pensée et trajectoire de recherche pour élucider le rapport entre la recherche académique et l’engagement citoyen afin de penser les problèmes de la cité. Par cet objectif, il n’abstrait pas l’itinéraire de chercheur de l’itinéraire de vie citoyenne et développe les premiers éléments d’une réponse à la question de savoir d’où l’on parle lorsqu’on est enseignant-chercheur-citoyen. Certes, Mohamed Kameleddine Gaha tient à l’autonomie de l’enseignant-chercheur. Mais, cette autonomie ne signifie, en aucun cas, une « extraterritorialité » par rapport aux questions que pose le devenir problématique d’une société tunisienne qui négocie, tant bien que mal, son ancrage dans le temps historique.

Structurés en quatre temps, et dotés d’une abondante bibliographie et d’un solide référentiel littéraire, intellectuel et philosophique, ces essais relèvent le pari de faire le tour des questions abordées. Les introductions présentées avant les développements de chaque partie éclaircissent l’ensemble de l’ouvrage et allègent de beaucoup la lecture. Les quatre parties intitulées respectivement : «Littérature, identité et liberté» ; «Sapere aude» ; «Le mot, la phrase, l’extase»; «Le devoir d’intelligence», servent donc bien le projet de l’auteur, qui est de proposer des hypothèses de lecture des œuvres-monuments de la littérature et de la pensée maghrébines, arabes et françaises. Il s’agit notamment des œuvres emblématiques comme Le Polygone étoilé de Kateb Yacine, Les jours de Taha Hussein, Le Migrateur de Tayeb Salah, La Colline oubliée, Le Sommeil du juste, La Traversée de Mouloud Mammeri, La Rage aux tripes, La Montagne du lion, Un Après-midi dans le désert de Mustapha Tlili, Le Neveu de Rameau, Jacques Le Fataliste de Diderot, Le Paysan parvenu de Marivaux, Le Philosophe ignorant, le Dictionnaire philosophique, le Traité sur la tolérance de Voltaire, etc. À l’évidence, il s’agit dans toutes ces œuvres d’une esthétique et d’une éthique cultivant, chacune à sa façon, une vision du monde, de l’homme, de la liberté. La vocation de toutes ces grandes œuvres est de « réveiller chez le lecteur et de stimuler en lui l’intelligence d’un possible à postuler par-delà le sens commun et l’habitude rassurante parce que familière et largement diffuse. Le lecteur au seuil de ces œuvres, redécouvre l’étrangeté et la puissance du geste herméneutique comme clé de sa condition de lecteur et d’homme», note Mohamed Kameleddine Gaha, Cette redécouverte aide le lecteur, au-delà du seul aspect factuel, à mieux se penser lui-même comme sujet libre qui se débat avec la contingence permettant l’émergence d’interrogations nouvelles.

En effet, chaque œuvre se trouve appelée à s’engager pour la conquête de la liberté réelle, qui passe par le geste individuel et créateur de l’écriture. Chaque personnage vient incarner une situation vécue dont le lecteur évalue les contradictions, les implications, les risques, vus sous l’angle de «variations imaginaires» sur l’expérience de la liberté. Chaque œuvre constitue une déclinaison particulière du lien essentiel entre littérature, culture et émancipation. Or, pour beaucoup ce lien ne va pas de soi. Les différentes réflexions développées, dans Essais de langue, littérature et citoyenneté: Un itinéraire de vie et de recherche, viennent pour nous le rappeler, à la fois pour arracher la praxis à toute réduction textualiste, et pour redonner à la liberté ses dimensions d’ordre esthétique, éthique, axiologique. Et surtout sa dimension corollaire de formation de la pensée à travers les œuvres du langage et de la pensée. Tout cela motive «le choix du corpus sur lequel nous avons exercé notre inquiétude de chercheur», écrit l’auteur. Et d’ajouter: «Ce corpus était à chaque fois constitué d’œuvres obsédées de la question du temps, mais du temps très particulier, appréhendé à l’instant miraculeux de sa mort et de sa résurrection, l’instant du gué ou du passage à haut risque, des plaines verdoyantes et sûres de l’habitude et de la tradition, aux reliefs escarpés et sublimes du possible et du sublime, au sens kantien du terme, à la fois effroi et subjugation».

Pour révéler cet aspect des choses, l’auteur développe des analyses et des commentaires portant sur les esthétiques et des éthiques qui implicitement et explicitement structurent le regard croisé des personnages, la confrontation de leurs choix de vie et d’existence. Toutes les conclusions des essais qui composent l’ouvrage montrent et démontrent qu’il n’est pas question pour les personnages qui se meuvent dans les œuvres étudiées d’abandonner les contradictions qui constituent leur être au monde, mais d’être capables de les contextualiser, de les relativiser afin de pouvoir prendre leurs distances vis-à-vis d’elles et négocier un devenir, certes complexe, mais toujours libre. Voilà ce qui donne toute sa légitimité et son explication à «la collation, dans un même recueil, de recherches et d’essais publiés ou présentés à diverses occasions, sur des sujets aussi différents que la littérature maghrébine de langue ou d’expression française, les Lumières, la créativité dans la langue et dans la littérature et l’acte de penser comme responsabilité éthique, sociale et politique». L’auteur invite le lecteur et le chercheur potentiel à s’interroger à leur tour réflexivement sur les modalités, voire sur les formes d’une pensée et d’une esthétique de la liberté. Une telle perspective suppose le dépassement de nombreux «obstacles épistémologiques» relatifs à une certaine conception dominante et réductrice de la littérature et justifie la réédition de l’ouvrage pour ouvrir de nouveaux projets de recherche sur cette question nodale de la modernité.

Le but de l’auteur est de pousser ses lecteurs à réfléchir. C’est pour cela qu’il cherche à les intéresser et qu’il leur propose tellement d’idées et de références. L’enjeu intellectuel de son entreprise en général tient en un mot : arracher le lecteur à la doxa, à l’opinion. Et l’amener à penser par soi-même. La position qui traverse de bout en bout les Essais de langue, littérature et citoyenneté : Un itinéraire de vie et de recherche est diamétralement opposé à celle cultivée par l’idéologie de la neutralité scientifique et pédagogique. Dans ce sens, l’auteur écrit de manière on ne peut plus claire: «Nous avons très tôt pris conscience, dans nos recherches, notre enseignement et nos responsabilités d’individu et de citoyen, de la nécessité de conjuguer l’effort de compréhension et d’explication des œuvres et des phénomènes étudiés et l’exigence de promouvoir la dignité de la personne humaine au rang de finalité de toute recherche et de toute entreprise. Cela explique le souci de nous impliquer dans des réflexions générales qui, par-delà les champs disciplinaires dont nous nous réclamons, ont une portée anthropologique et esthétique que nous revendiquons.»

Dans une série d’hypothèses et de réflexions assez novatrices intitulées: «Le mot, la phrase, l’extase», l’auteur développe une perception assez subtile de la langue. Il la considère « moins comme le lieu des nomenclatures verrouillées que comme le foyer et le moteur du travail que l’usager effectue pour s’approprier les représentations et les lieux communs de son groupe et de sa communauté, mais aussi pour transformer ces mêmes représentations et lieux et en instituer d’autres, plus à même de lui permettre de dire son monde et de l’habiter. […] Cette aptitude, ou plutôt cette faculté, de générer le nouveau à partir de l’ancien n’est pas extérieure à la langue, elle est l’intelligence de la langue, son esprit même et, selon nous, sa finalité ultime ; le devenir est inscrit dans la langue à la fois comme horizon et comme nécessité.» Voilà un énoncé programmatique qui montre que la langue est à la fois le cadre général de la conscience générale, des représentations dominantes, des clichés, du sens commun et le moyen qui permet au sujet parlant de produire du nouveau et de faire « surgir des figures inédites du possible » au niveau esthétique, éthique, politique, social et historique.

Au fond, l’ouvrage que nous présentons n’est pas un ouvrage qui n’intéresse qu’une poignée de spécialistes de la langue, la littérature maghrébine d’expression française ou de la littérature française du XVIIIe siècle. Il s’agit d’un ouvrage pour le grand public où les hypothèses de portée générale l’emportent sur l’érudition sectorielle. C’est pourquoi le devoir d’intelligence tel qu’il y est déployé intègre et englobe des questions franchement politiques et sociétales. C’est le cas de l’essai qui s’intitule : «Autocratie, démocratie et culture du travail». C’est aussi le cas de l’essai où l’auteur «aborde en tant que citoyen» la « transition démocratique en Tunisie». Il ne s’agit pas de mesurer une trajectoire, mais de réfléchir sur «les euphories et les risques de l’accélération vertigineuse de l’histoire dans une société manifestement débordée par ses contradictions et par ses attentes». Le constat est objectif et clair: le discours politique aventuriste et en même temps opportuniste reflètent les égarements, les impatiences et les vacillations d’une certaine «élite» politique sans perspective (et parfois sans foi ni loi).Qu’est-ce qui explique cette grossièreté infra-intellectuelle et, par extrapolation, infra-politique ? Quel est le secret mauvais du politiquement correct ? Sans vouloir ni prophétiser ni apporter tous les éléments de réponse à ces questions, l’auteur pense que seul le travail de critique et d’autocritique idéologique et politique est de nature à donner ses fruits et à amener les uns et les autres à briser les chaînes qui anesthésient l’esprit et tuent la volonté de se dépasser. Mais il ne manque pas de souligner qu’ «on aura durant les années à venir, à passer par un nouvel apprentissage des plus difficiles et des moins évidents à faire et à assumer, apprendre à faire la différence entre nos tentations , nos rêves et nos aspirations immédiates, et ce qui est réellement possible à ce moment particulier de notre histoire ; et cela demeure vrai aussi bien pour les personnes et les associations que pour les partis politiques. Faute de quoi, nous risquons de sombrer dans cette ivresse des expériences juvéniles et immatures de la liberté et de la démocratie, et de voir ces mêmes rêves et ces mêmes aspirations nous condamner à l’éclatement et à la fragmentation des volontés et des initiatives, nous mettant ainsi à la merci des adversaires de la liberté et de la démocratie.»

Cette conscience aigüe du risque ne cherche pas à se « soustraire à la problématicité» du devenir politique dans la Tunisie de l’après 14 janvier 2011. «Elle lui lance au contraire un défi ouvert», pour reprendre les mots de Daniel Ben saïd. Si l’on reste dans la novlangue, on ne peut que nourrir des logiques d’accusation et de contre-accusation sans se demander si ce n’est pas le but recherché par ceux qui préfèrent le chaos ou le statu quo. C’est pourquoi, le temps des explications scientifiques fondées doit nécessairement reprendre le dessus pour asseoir les fondamentaux d’une réelle transition démocratique, c’est-à-dire pouvoir imaginer autrement l’agir politique, afin d’éviter qu’on ne tombe pas dans les mêmes erreurs du passé. Comme dix-huitiémiste, l’auteur des Essais de langue, littérature et citoyenneté : Un itinéraire de vie et de recherche se sentirait coupable s’il n’invitait pas ses lecteurs à mettre à l’épreuve de leur être historique la devise des Lumières telle qu’énoncée par Kant. «Sapere aude, ose te servir de ton intelligence», ose penser par toi-même. Et par conséquent, les inciter à ne pas accepter l’ordre-désordre tel qu’il est, mais à le révolutionner au non d’un idéal.

Mohamed Kameleddine Gaha, Essais de langue, littérature et citoyenneté: Un itinéraire de vie et de recherche, «Collection Les Voies/voix de la création», Kalima Édition, Tunis, 2021, 452 p.

Mohamed Chagraoui
 

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