News - 26.03.2021

Une violence perverse: Quand une nouvelle littérature fait florès en Egypte

Une violence perverse: Quand une nouvelle littérature fait florès en Egypte

La dystopie est, selon Wikipédia, «un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu'elle empêche ses membres d'atteindre le bonheur». Ce genre de littérature qui s’oppose à l’utopie, a particulièrement fleuri en Egypte à la suite de la rechute du‘Printemps arabe’. On songe notamment à Ahmad Khaled Tawfiq (Fi Mammar Al-Feeran 2015), à Ezzeddine Choukri Fishere (Bab Al-Khouroug2012), à Nael Al-Toukhy (Nisaä Al-Karantina, 2013) à Basma Abdel-Aziz (Al-Tabour, 2014), ou, encore, à Mohammad Rabie, (Utârid, 2014).

Les éditions Actes Sud avaient déjà publié en 2019 La Bibliothèque enchantée de Mohammad Rabie. (Cf. Leaders du 13, 02, 2019). Elles viennent tout juste de publier un autre ouvrage de cet auteur sous le titre: Trois saisons en enfer. Sélectionné en 2016 dans la ‘Short list’ de l’International Prize for Arabicliterature (IPAF), ce roman fut chaudement accueilli par la presse anglophone. Ainsi le Times Literary supplement écrit :

“Un livre d’une violence perverse qui vous noue l’estomac. Il aurait été impensable avant la révolution de 2011 qui l’a inspiré.”

Effectivement, pour lire ce roman-fiction, une dystopie d’une violence cruelle, il faut avoir les nerfs solides.Les premières lignes du Prologue suffisent pour s’en convaincre:

«Ce filet de sang me rappelait tant de choses.

Il se dessinait sur le mur, pas tout à fait à la verticale. Légèrement incliné, son sommet formait un arc de cercle qui redescendait jusqu’au sol. De petits points semblaient flotter en suspension, suivant le mouvement depuis le sommet de l’arc et tout le long de la courbe.» (p.7).

Né au Caire en 1978, ingénieur de formation, l’auteur est un habitué du genre. Lors d’un colloque organisé en avril 2017, à l’Université américaine du Caire, portant sur la dystopie comme genre littéraire, Mohammad Rabie a longuement expliqué les motivations qui l’avaient poussé à adopter ce genre dès son premier roman, La Bibliothèque enchantée, paru en 2010 sous le titre Kawkab Anmbar, puis dans son second roman, Otared, publié en 2015.

Comme l’indique le titre original, ‘Utârid, (c.-à-d. ‘pour chasser’ en arabe) le narrateur, Ahmad Otared, un officier de police égyptien, cynique et désabusé, raconte, en un labyrinthe de flash-backs, trois périodes de l’histoire sanglante égyptienne prouvant que l’enfer est bel et bien sur terre et non dans l’au-delà.

2025. Au Caire, la bataille fait rage entre les Chevaliers de Malte et un groupe d’officiers de policehumiliés pendant la révolution de 2011, et aujourd’hui, à la recherche d’une revanche. Le colonel Ahmad Otared, a sniper confirmé, posté au sommet de la tour du Caire, découvrait peu à peu la lâcheté et la corruption de ses concitoyens:

«Je pensais aussi à ouvrir le feu sur les passants se promenant sur la corniche du Nil, ceux qui ne prêtaient aucune attention à la présence des frégates, ou peut-être, étaient d’accord avec celle de l’occupant ; des milliers de voitures passaient quotidiennement sur cette voie, avec des milliers de promeneurs. Ils voyaient le Caire-Ouest libéré, là où les deux armées des Chevaliers de Malte n’exerçaient aucune autorité. Ils savaient qu’il y avait là-bas des résistants prêts à se sacrifier pour chasser l’occupant, et pourtant ils ne participaient pas à la lutte.Le Caire était vraiment une ville corrompue.» (p.119)

Le colonel Ahmad Otared, devenu le tueur de l’enfer, est envoyé ensuite en mission d’infiltration en zone occupée. Là, parti à la recherche de Farida, une jeune médecin devenue prostituée, il parcourt le centre-ville du Caire (à cet effet, voir la carte de la ville qui figure en première page du livre),et découvre, peu à peu, avec horreur, que ses compatriotes ne font que s’entretuer, violer, se prostituer, se suiciderou se droguer.Bref, un parcours cauchemardesque, un tableau des plus sombresqui, aux yeux des chefs du colonel Otared, constitue bel et bien la preuve patente, quele peuple égyptien, par son ignoble passivité, est le seul et unique responsable de son malheur.

S’enfoncer dans la démesure, l’excès et les folies humaines n’est guère nouveau; et les livres qui rappellent la cruauté de l’homme durant la guerre, ou son retour à l’état sauvage, ne manquent pas. Nous pensons, en particulier, à certainsauteurs, à l’orée de ce siècle, comme, par exemple, la libanaise Hoda Barakat et son Laboureur des eaux, où le héros s’efforce de trouver un modus vivendi avec les chiens qui écument Beyrouth en ruine ou, encore, le roman Chien méchant duturc, vivant en Allemagne, Akif Pirinçci, une allégorie à propos de la guerre en Bosnie et ses horreurs. De tels ouvrages évoquent, certes,des sujets brûlants mais toujours avec retenue, sans cette violenceperverseet cette ambiance terrifiante qui caractérisentTrois saisons en enfer.

Mohammad Rabie, Trois saisons en enfer
Roman traduit de l'arabe (Égypte) par Frédéric Lagrange, Actes Sud, Paris, 2021. 350 pages.

Rafik Darragi






 

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