News - 05.03.2021

Ces dirigeants qui ne savent pas dessiner un avenir positif à notre pays

Des dirigeants politiques qui ne savent pas dessiner un avenir positif à notre pays

Par Monji Ben Raies  - Si le sentiment de vivre en situation de crise constituait l’un des grands sentiments du XXe siècle, que dire du XXIe, entre pandémie et terrorisme ?

Depuis quelques années, le modèle économique mondial semble donner des signes de mal portance, secoué qu’il est, de plus en plus fréquemment, par de graves crises, symptômes avant-coureurs de son essoufflement et des limites qu’il a atteintes. Ainsi le Lundi noir du 19 octobre 1987, le jour où Wall Street s'est effondré dans le krach boursier le plus violent de l’histoire de l’économie américaine. De même la crise asiatique de 1997-1998 qui entraina l’insolvabilité de nombreuses banques, et provoqua une dégringolade vertigineuse des Bourses et de l'activité économique mondiale ; Le Krach boursier de 2000-2002, démarré dès avril 2000 a duré trois ans ; en 2011 nouvelle crise financière et nouveau krach boursier qui s’est manifesté par un affaiblissement de la Bourse et le regain d'intérêt pour l'or et l'immobilier ; en mars 2020, un krach boursier touche l’ensemble des économies mondiales provoquant une chute des indices record et une extrême volatilité des marchés mondiaux, alors que le coronavirus Covid-19 freinait l'activité économique. En 2021, s’annonce un Nouveau Krach Boursier. En effet, Alors que le coronavirus ralentit l'activité économique à l’échelle planétaire, les marchés boursiers ont tous sombré entre février et mars 2020, avant de rebondir dans un soubresaut spasmodique pour s’affaisser de nouveau de manière plus durable. Aujourd’hui l'économie continue d'inquiéter et la pandémie semble toujours, nous diriger vers un nouveau krash boursier assassin. C'est un scénario de plus en plus envisagé et craint par les analystes et les investisseurs mondiaux. Pour faire face aux risques sanitaires dus au coronavirus Covid-19, plusieurs économies du monde ont quasiment cessé toute activité. Le virus et les mesures prises pour freiner sa propagation ont ainsi détruit des millions d'emplois dans le monde, conduit de nombreuses entreprises à la faillite et plongé les plus grandes économies du monde en récession. Malgré la reprise, il est globalement admis que l'économie mondiale ne reviendra pas à son état d'avant crise avant au-moins 2025, au plus tôt.

Dans le même ordre d’idées, au lendemain de la crise bancaire et financière des subprimes de 2008, crise provoquée par la rapacité et l’inconséquence des banques, le capitalisme paraissait mis en accusation. D’innombrables opinions annonçaient la disparition imminente d’un modèle économique où les mouvements de capitaux s’étaient dissociés de l’économie réelle. Sur le plan politique, il paraissait évident, à la grande majorité des observateurs, que cette crise du libéralisme allait nécessairement bénéficier aux partis les plus à gauche de l’échiquier politique. Or, non seulement le modèle libéral n’a nullement été abrogé, ni remplacé, mais politiquement et dans le monde entier, ce sont les populistes de droite qui ont toujours la cote, menaçant les libertés publiques, les droits de l’opposition, l’indépendance de la magistrature et des médias. Dans les démocraties représentatives devenues de plus en plus ploutocratiques, ils ont su capter l’exaspération des peuples envers les élites, les experts, les supériorités de toute nature. Ainsi, d’authentiques démocraties ont-t-elles accouché de personnages aussi inattendus que N.D. Modi, R.T. Erdoğan, J.M. Bolsonaro, V. Orban, M. Salvini, R.R. Duterte, D.J. Trump et J.R. Biden, Boris Johnson (Bojo)  … Toute une panoplie d’hommes et de démocrates illibéraux, qui se prennent pour "le peuple" et supportent mal toute limite à leur appétit de pouvoir. C’est pourquoi ceux qui se mêlent de prévisions politiques doivent faire preuve de prudence avant de se prononcer sur les conséquences politiques prévisibles de la crise en cours. Les mensonges et l’incompétence manifestée par la plupart des responsables politiques n’incite plus à la confiance. Les mesures prises pour endiguer la progression de l’épidémie n'ont fait qu’éroder l’ensemble de nos libertés fondamentales. Peu s’en inquiètent aujourd’hui dans leur inconscience puérile, mais allons-nous les récupérer entièrement, la pandémie passée ? L’épidémie a dangereusement polarisé les Etats jouissant encore d’un régime démocratique. La crise économique et sociale accompagnant la crise sanitaire a conduit à l’aggravation des antagonismes politiques et à la discorde.

En 2020, certaines sources prétendaient, que les régimes autoritaires, tels que celui qui dirige la Chine, à cause de leur capacité à dissimuler les faits gênants, avaient tendance à favoriser la propagation de l’épidémie. C’est exact et la vérité va plus loin encore ; mais l’inverse l’est également, à savoir que le chaos engendré par les catastrophes naturelles et/ou les épidémies facilitent l’expansion de l’autoritarisme. La pandémie et la crise sanitaire qui s’en est suivie, a fourni tous les prétextes nécessaires aux dirigeants désireux de fermer les frontières des Etats qu’ils commandent. Ils ont imposé de sévères restrictions aux voyages à l’étranger, bloqué les mouvements migratoires. Les manifestations de l’opposition ont été interdites pour raison sanitaire. Les Etats contrôlent sévèrement l’information sous prétexte de chasse aux fake news. Certains ont été élus comme Joe Biden, en novembre 2020 aux USA, en promettant la mise en place d’un Etat-providence sous contrôle étroit du gouvernement, d’autres ont été réélus ; certains ont nationalisé des dizaines de banques, étendu leur contrôle sur l’économie. Les murs frontaliers sont devenus réalité, tel celui de l’Union Européenne.

Le déclin vertigineux de l’Etat a été suivi de la prise du pouvoir par les arteli mafieux tenant les rênes de l’économie mondiale. La crise économique mondiale a provoqué de sévères crises sociales et prend à la gorge les pays fragiles. Les dirigeants russes, iraniens et bien d’autres également, réagissent par une agressivité internationale très dangereuse. Des conflits armés ont éclaté ici ou là, précurseurs de plus graves qui se préparent. Cette montée des tensions renforce d’autant la méfiance et les tendances à l’isolement que l’on constate dans les rues des grandes capitales mondiales ; les lieux de sociabilité comme les cinémas et théâtres, les bars, pubs et restaurants sont fermés ou peu fréquentés, la culture stagne et l’éducation régresse, … En mai 2020, des experts avaient prédit que l’épidémie passerait d’elle-même durant l’été comme une banale grippe, puis ils ont préconisé l’hydro-chloroquine ; aux Philippines, Rodrigo Duterte a recommandé aux forces de police de tirer à vue sur les "fauteurs de trouble" ; au Mexique, Manuel Lopez Obrador a longtemps nié la réalité de l’épidémie ; puis il a prétendu faire reculer le virus avec un trèfle à quatre feuilles et une image pieuse, avant de décider brusquement de confiner ses compatriotes pour deux mois ; J. Bolsonaro prétend que l’épidémie est une invention des médias de gauche et persiste à multiplier les bains de foule, ... Les dirigeants populistes comme le Chef de l’Etat tunisien, ont particulièrement brillé par leur frivolité et leur incompétence. Enfermés dans leurs palais comme dans une tour d’ivoire, eux qui prétendaient servir, aider et protéger le peuple, s’en sont montrés incapables.

Partout, l’opinion ne fait plus confiance aux experts qui sont devenus, dans leur pays, des personnalités non grata. Leur parole ne pèse pas davantage que celle des dirigeants politiques. Dans de très nombreux autres pays comme la France, la Grande-Bretagne, et même la Tunisie, les exécutifs se sont appuyés sur un conseil scientifique, réunissant un panel de médecins et d’épidémiologistes pour toute décision politique face à l’épidémie. Mais ils se sont avérés aussi désarmés et ignorants que leurs commanditaires et ont ajouté au mal déjà fait. Les nombres ont remplacé la compassion, les files d’attente l’humanité, l’argent le droit à la santé. Durant la crise sanitaire, déprogrammations et annulation par les professionnels de santé, renoncements et non accès aux soins, constituent un impact quotidien accentué pour les habitants de la Tunisie, notamment dans certaines régions plus rurales, reculées. La crise sanitaire a agi comme un creusement de carences préexistantes, au point que l’intention de vaccination apparait plus faible à l’échelon national.

L’opinion, qui se passionne dorénavant pour les problèmes sanitaires, va-t-elle finir par s’éloigner des bonimenteurs lancés en politique ? Pas sûr. En réalité, tant devant la pandémie que face à la crise économique et sociale qu’elle provoque, les gens doutent. Les confinements ne sont pas parvenus à ralentir l’expansion du virus et à limiter le nombre de victimes, ni même à les étaler dans le temps. Et dans ce dernier cas, étaient-ils vraiment indispensables ? Ils sont instrumentalisés, servant plus pour le contrôle des populations et des troubles sociaux que pour contrôler le virus. Les mesures de relance budgétaire ne vont certainement pas permettre de remettre toutes les économies en route. Elles sont d’ailleurs trop inspirées de celles adoptées face à la dernière crise, et donc inadaptées à celles que nous connaissons et allons connaître au futur. Les experts divergent et l’opinion se divise. Chaque secteur soutient les experts dont les préconisations lui semblent favoriser ses propres intérêts. L'épidémie crée de nouvelles inégalités, insuffisamment prises en compte. Les cols blancs apprécient le télétravail. Les cols bleus n’y ont pas accès. Les jeunes ont parfois le sentiment qu’on sacrifie leur avenir pour la sécurité des seniors. Ceux qui habitent dans leurs maisons de campagne ne le vivent pas exactement comme ceux qui subissent une colocation. Les professions de première ligne, comme les médecins et les infirmiers, paient un prix démesuré à la crise. Celle-ci frappe de manière inégale des sociétés dont la plupart avaient déjà connu auparavant une forte amplification des inégalités. Et pourtant, la lutte contre l’épidémie nécessite une forte mobilisation des sociétés et un haut degré d’intégration et de consensus. Aussi, là où il n’existe pas, il est habituellement remplacé par l’autoritarisme étatique. L’issue, dans les sociétés démocratiques, ne peut dépendre que du degré de confiance des populations envers les institutions sociétales et des individus entre eux. Là où la confiance n’existe pas, les gouvernants populistes trouveront de nouvelles opportunités.

Gestionnaires de crise efficaces ou rhéteurs provocateurs, les politiciens en tireront-ils la leçon ? Apprendront-ils que l’efficacité gestionnaire paye davantage que les rhétoriques enflammées et clivantes que persistent à utiliser les Présidents ? Les crises les plus graves, doivent être une occasion de resserrer les rangs. Il faut, en particulier, faire référence à la Nation et rappeler les normes sociales, afin de rétablir la confiance entre les tribus politiques et les communautés. En faisant respecter les règles sociales communes par tous, et en fournissant de manière égalitaire les biens sociaux de base, les gouvernements pourraient prévenir les comportements asociaux qui rendent plus difficile la gestion de crise. Si tout le monde a conscience d’être logé à la même enseigne par un Etat qui assume ses responsabilités, la confiance pourrait revenir et les gens arrêteraient de piller les magasins, voire de stocker des produits de base au point de les rendre indisponibles et de créer des pénuries. En prévision de la terrible crise économique et sociale qui s’annonce pour cause de mise en panne prolongée des appareils de production dans bien des pays, et face à des ressources qui vont nécessairement se raréfier, la concurrence entre groupes sociaux va s’aggraver. Il ne faudrait pas que les plus exposés, les moins protégés, aient des raisons de penser que leurs intérêts sont sacrifiés.

Confinement se doublant d’attentats chroniques et d’une omniprésence policière accrue, l’état d’urgence s’ajoute à l’état d’urgence pour plonger le pays dans une atmosphère inédite. En matière de sécurité, des lois d’exception sont intégrées au fonctionnement déjà anormal de la justice. En matière sanitaire, des décisions engageant les vies quotidiennes sont prises au nom de la science par un gouvernement actuellement figé, avant d’être votées par un Parlement dysfonctionnel, qui n’est censé que les entériner. Les états d’urgence se suivent, se ressemblent et ponctuent un temps suspendu au rythme des vagues du virus, des nouvelles souches et des attentats aussi impossibles à prévoir l’un et l’autre mais néanmoins garantis, et chacun se réveille le matin avec le sentiment de vivre un Ragnarök permanent, en situation exceptionnelle. Dans cette atmosphère crépusculaire, et qui ne pourra qu’empirer au vu des dégâts économiques qui s’annoncent, peut-être est-il temps de se pencher sur ce que signifie la notion d’exception, historiquement, dans la gestion du pouvoir.

Ce sentiment de vivre en situation de crise est ancien. Les Anciens donnaient aux troubles qui affectaient la cité des noms empruntés massivement au modèle médical. La crise est le moment d'une faillite, mais elle est aussi celui de la restauration et du renouveau. Elle devrait permettre de rechercher des solutions et d'ouvrir des perspectives nouvelles, mais qui devraient dépendre du diagnostic que les contemporains proposeraient. Le schéma de perception et de résolution de la crise la rend insupportable et elle doit cesser par la restauration du consensus et du gouvernement de la loi. Mais ce rétablissement de l'ordre ne peut se faire sans le recours à une personnalité supérieure. Mais celle-ci, parce qu'elle pourrait acquérir une position de domination, créerait à son tour le risque d'un autre déséquilibre qui ne pourrait être conjuré que par le désir de paix qui imposerait l'acceptation du nouveau régime. La crise trouve sa solution dans le recours à un grand homme qui se définit par l'action, des actes réfléchis et désintéressés. L'action politique trouve ainsi ses moyens et sa légitimité dans les représentations qui fondent le consensus. Encore faudrait-il qu’elle pût être efficace et prendre en compte la réalité des contraintes sociales, vrai défi qui s'impose à tout pouvoir politique. C'est dans le champ du politique que se représente la crise du pouvoir. C'est là également que doivent être recherchées les solutions. Ce mode de pensée et les pratiques qu'il entraîne s'accompagnent de deux conséquences. D’abord, la société doit se définir comme une communauté de citoyens, et l'État est perçu comme un corps social. Ce mode de pensée a surtout pour effet de donner un sens politique à toute conduite sociale. La morale envahit le domaine civique et finit par confier l'équilibre politique à la vertu des citoyens. Le bon fonctionnement des instances civiques repose alors sur le courage et le désintéressement de ceux qui les composent. La crise du pouvoir est donc d'abord une crise éthique et déontologique. Ensuite, toute solution impose un rétablissement du lien social par le retour aux comportements justes. Dans le désordre qui s'est installé, il faut qu'apparaisse une volonté éminente, celle du bon médecin, du Dux fatalis ou du nomothète qui redonnerait à chacun sa place et restaurerait le droit. Ce qui ne manque pas d'ouvrir alors une nouvelle contradiction par le déséquilibre que provoquerait l'émergence d'un individu supérieur aux autres qui se présenterait comme un modèle, mais qu'il serait fort périlleux d'imiter sous peine de provoquer d'autres troubles. Ainsi se révéleraient les forces et les faiblesses d'un pouvoir civique qui idéalement devait garantir l'équilibre et l'unité d'une communauté, mais qui n'y parvient qu'au prix de la contestation et du surpassement.

Les manifestations de rue du 28 février occupent encore aujourd'hui le devant de la scène politique et les écrans de télévision. Par définition, la manifestation est un mode d’expression politique qui se déploie dans l’espace public. La manifestation figure imposée de la vie politique a vu se dégrader son rôle civique et initiatique dans le rapport des Tunisiens à la politique. C’est au départ une forme d’expression politique parmi d’autres, considérée comme plus ou moins légitime selon les époques, selon les régimes, mais aussi selon celles et ceux qui y participent. La légitimité réside dans un intérêt à manifester, en termes d’impact sur les décisions publiques, aussi comme lieu de socialisation, de formation à la chose politique. Au-delà des relations entre acteurs sur le terrain, se joue aussi l’expression d’une opinion à destination de certaines cibles qu’il s’agit de toucher. Mais la manifestation du 28 février revêt de toute évidence un caractère autocentré en ce sens qu’elle ne vise pas directement à toucher des publics cibles au moyen d’une couverture médiatique, mais à travers elle, à faire pression sur le pouvoir politique. La manifestation apparaît bien comme le moyen privilégié par lequel les partis islamistes ont tenté de forcer l’entrée d’une arène institutionnelle, administrative et politique. Cette démonstration de force essayait d'instrumentaliser le contexte de la crise sanitaire à des fins politiques en proposant de violer les interdits, ignorants à la fois le droit et ce qu'est l'état d'urgence et ignorant aussi ce qu'est la République et les principes de liberté qui la guident. Par ce fait, Ils sont dans l'outrance et l'irresponsabilité face à une situation inadmissible en état d'urgence. En Tunisie des milliers de partisans d’Ennahdha ont été mobilisés, outrepassant l’état
d’urgence, samedi 27 février 2021, dans une démonstration de force comme un défi lancé à la Présidence de la République et qui risque d'accentuer les tensions dans le bras de fer qui oppose cette formation islamiste, au Chef de l’Etat.
La crise sociale accentuée par la pandémie de Covid-19 se double de difficultés budgétaires grandissantes ; des entreprises publiques peinent à payer les salaires, et les bailleurs de fonds internationaux exercent des pressions sur l’Etat face à l’extension de la dette tunisienne. Le Fonds monétaire international (FMI) martèle sur l'urgence de réformes pour diminuer le déficit, consistant à réduire la masse salariale publique et les subventions sur l'énergie, soulignant que la dette publique deviendrait insoutenable à moins d'adopter un programme de réformes drastique. En l'absence d'une Cour constitutionnelle, le conflit institutionnel n’en finit pas de s'éterniser, paralysant l’Etat depuis plus de six semaines. L'instabilité politique qui a entravé les réformes de fond depuis la rébellion de 2011 s'est accentuée.

L’essence de l’état d’exception réside dans un pouvoir souverain qui peut passer au-dessus du droit pour prétendre sauver un Etat menacé. Il faut déconstruire cette alternative terrible. A droite comme à gauche, l'idéal des Lumières passe en jugement. Face aux crises multiples du progrès, leur idéal émancipateur a-t-il encore un sens ? Le Covid 19 est l’ultime avertissement que nous envoie la planète avant le jugement dernier écologique. En Tunisie, enseigner Darwin et parler de science dans les écoles devient chaque jour un peu plus problématique. Mais face à cette lame de fond antisociale qui transcende les courants politiques, peut-on se contenter de protester au risque d’adopter une attitude rétrograde ? Ou bien, au-delà des caricatures, faut-il au contraire prendre acte de la crise terminale de la modernité ? Au XXIème siècle, à l’heure de la globalisation chaotique, de la technologie digitale et des populismes de tous ordres, se référer aux Lumières philosophiques a-t-il encore un sens ? Pourquoi les Lumières ne nous ont-elles pas préservé contre cette inversion de la raison ? Elles partagent avec leur ennemi, une amputation originaire de la raison, liée à cette coupure radicale entre la civilisation et la nature. Ce dualisme nature-culture qui justifie l'asservissement sans précédent du vivant. Aujourd'hui certains dirigeants cèdent à des tentations de river les êtres à leurs origines, à leur genre, voire à leur biologie ou à leur équipement technologique, à cette idée de penser contre soi et creuser l'écart d’avec les autres jusqu'à l'ascèse pour essayer d'appréhender le monde.

L'exécutif se trouve dans un isolement croissant et sous le feu des critiques nationales et internationales. La classe politique n'a pas conscience des changements nécessaires ou les minore par ignorance. Le chef de l’Etat n’a apporté aucune réponse aux attentes du peuple. Le discours présidentiel ne convainc plus ; l’image de l’exécutif, loin de sortir grandie après les interventions présidentielles, est nettement plus dégradée ; pour une majorité de Tunisiens, les mouvements sociaux apparaissent opportuns. Plus profondément, dans le contexte de crise économique, ce désaveu affecte également le gouvernement, et installe des conditions favorables à la montée des extrémismes et des sensibilités contestataires. Le Chef de l’Etat subit un véritable choc de défiance à son endroit. Et ce sont les Tunisiens dont la situation économique est la plus modeste qui retirent le plus massivement leur soutien. Ces déficits d’image particulièrement inhabituels démontrent concrètement, que les Tunisiens sont de plus en plus sceptiques à l’égard de l’action engagée par le chef de l’Etat, le chef du gouvernement et ses ministres, face à la crise politique, aux actions menées contre la crise économique.
Concrètement, l’une des questions qui se posent est celle de l’opportunité des mouvements sociaux en période de crise : faut-il considérer que la crise engendre des difficultés sociales qui justifient les mouvements de contestation ou, au contraire, que les rigueurs de la crise imposent un surcroît de mobilisation professionnelle ? Sur ce point, les Tunisiens ont tranché. Ils estiment que c’est justement le moment opportun des mouvements sociaux. Pour l’essentiel, cette lecture s’explique par des clivages politiques majeurs. Toutefois ce contexte d’exaspération, d’impatiences économiques et sociales, et de déceptions politiques, plaide en faveur des mouvements sociaux. D’abord parce que les Tunisiens tiennent la politique du gouvernement pour responsable des difficultés actuelles ; Ensuite parce que l’opposition ne peut se targuer de réussir là où le président ou le Chef du gouvernement échouent. Ainsi les résultats sont-ils inquiétants pour l’exécutif, mais aussi pour les sensibilités du gouvernement et de la classe politique de droite comme de gauche. Ils signifient, en un mot, que les Tunisiens ne font aujourd’hui confiance à personne, pour faire face au contexte actuel. Crise économique, inquiétudes pour l’avenir, défiance envers les formations de gouvernement, il s’agit là d’un scénario déjà rencontré lors de périodes sombres de l’histoire. Des sensibilités centristes peuvent certes en bénéficier, mais également des sensibilités ou des leaders à l’image plus contestataire et, surtout, les extrémismes antisystèmes. Même si l’extrémisme n’a pas résolu ses enjeux de leadership, il est plus que jamais en position de force. Il est cependant heureux qu’ils ne disposent pas d’un homme pouvant apparaître comme providentiel ni d’une formation nouvelle.

La crise que nous traversons depuis 2011 est avant tout d'essence politique. On le voit tous les jours, dans l'impuissance des institutions de l’Etat à faire face à la situation économique et sociale, laquelle dégénère sur les banques et s'amplifie en spirale dépressive. L'attention s'est portée sur les querelles de pouvoir, tandis que l'économie est en récession et que les dettes dépassent des seuils jamais atteints jusque-là. La crise financière a débouché sur une crise économique qui a engendré la crise des dettes, laquelle aboutit à une crise politique. Par ailleurs, la faiblesse des gouvernements qui se sont succédés et l’incompétence qui les caractérisait a creusé l'endettement public, lequel a conduit notre économie, à son effondrement, dans une débâcle financière sans précédent. La classe politique ne s'est pas transformée pour répondre aux immenses changements de l'époque, la mondialisation, le mode de vie façonné par les technologies de l’information et de la communication. Le retour à l'individualisme, sa légitimité bornée à l'Etat-nation, ses méthodes d'hier et son personnel médiocre, ont mis la démocratie émergente en échec. La classe politique, à de rares exceptions près, n'a pas conscience des changements nécessaires ou les minore. Elle a cru possible d’instaurer un ordre nouveau en le plaquant sur l’ancien, pour les institutions comme pour le système social, mais elle n'a pu le faire qu'à crédit. Les dettes sont publiques et la conséquence de la solution de facilité.

Le rattrapage économique en s'appuyant sur les forces démographiques et sur la copie des techniques de l'Occident ne nous a pas réussi, nous amenant à faire face à notre tour au problème de la démocratie. Comment faire comprendre que l'Etat social protecteur des ouvriers d'hier doit devenir un Etat social inventeur de l'emploi de leurs enfants aujourd’hui et demain ? La plus grande faiblesse des dirigeants politiques est précisément de ne pas savoir dessiner un avenir positif à notre pays. La politique entreprise est trop petite face à l'économie mondialisée et le creusement de la dette agite la peur et a le défaut d'étroitiser le débat autour de la question fiscale sans que l’on ait un bon niveau de réponse, lequel exige que la Tunisie se régénère autour de nouvelles institutions et d'une nouvelle politique de développement. Alors, elle pourrait redevenir un modèle démocratique envié.

Monji Ben Raies
Universitaire, Juriste
Enseignant et chercheur en Droit public et Sciences politiques
Université de Tunis El Manar
Faculté de Droit et des sciences politiques de Tunis

 

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