News - 24.02.2021

Tunisie: Au moins cinq bonnes raisons en faveur de la libération du prix du lait

Tunisie: Au moins cinq bonnes raisons en faveur de la libération du prix du lait

Par Ridha Bergaoui - Au cours des dernières semaines, de nombreuses manifestations  d’éleveurs laitiers, avec blocage des routes, sit-in, du lait déversé dans les rues, des accrochages avec les forces de l’ordre… ont eu lieu un peu partout pour protester contre l’augmentation du prix des aliments concentrés et réclamer soit la subvention des aliments destinés aux animaux soit  une augmentation du prix du lait.

Jusqu’ici et durant les dernières années, les gouvernements successifs ont plutôt opté pour une timide augmentation du prix du lait tout en prenant en partie à charge cette augmentation en jouant sur un équilibre fragile entre d’une part les dépenses de la caisse de compensation et en prenant en considération d’autre part la détérioration du pouvoir d’achat du consommateur.

Une crise aigüe de l’élevage

Au niveau mondial, les marchés du maïs et du soja ont connu ces dernières années des perturbations suite à des variations des récoltes face à une demande de plus en plus élevée. L’augmentation du prix de ces deux produits a entrainé une élévation du prix des aliments concentrés, fabriqués essentiellement à partir de ces deux composants importés.

Par ailleurs, de nombreuses régions, surtout au centre et sud du pays, ont connu cette année un déficit pluviométrique important, la sécheresse a affecté les ressources hydriques et les disponibilités fourragères et les éleveurs se trouvent obligés de se rabattre sur les concentrés pour alimenter et sauver leurs animaux.

Le lait, considéré produit stratégique, est en partie subventionné et son prix au niveau du producteur et du consommateur est fixé par les autorités. Le secteur de l’élevage passe ainsi par une crise grave de rentabilité pour les éleveurs dont certains ont fait faillite, abandonné le secteur et se sont débarrassés de leur cheptel.

La crise sanitaire de la covid-19 a aggravé la situation suite à la fermeture de nombreux établissements hôteliers et les difficultés d’exportation. Ce ci s’est traduit par la chute de la demande en lait et produits laitiers et l’accumulation d’importants stocks au niveau des industriels et des grossistes. Tout dernièrement des subventions viennent d’être proposées aux fabricants afin d’encourager l’exportation et relancer la filière en prévision d’un pic de la production laitière printanière qui correspond généralement à une abondance de la verdure et des pâturages.

Quoique cette solution ponctuelle pourrait améliorer un peu la situation, la crise du secteur laitier ne serait pas pour autant résolue. Il est nécessaire de revoir complètement la filière laitière et de prendre les décisions qui s’imposent. Parmi les mesures à prendre, la libération du prix du lait et une solution à envisager.

Pourquoi libérer le prix du lait?

Libérer le prix du lait et laisser le marché s’autoréguler, en fonction de l’offre et de la demande, a été demandée à plusieurs reprises par les professionnels mais jusqu’ici rejetée par les autorités. Les éleveurs demandent qu’on leur paye  le lait à son juste prix, un prix suffisamment rémunérateur pour leur permettre de vivre décemment et de s’occuper correctement de leurs élevages. Cette démarche se justifie pour au moins les raisons suivantes :

1- Le lait n’est plus considéré comme produit indispensable

Le lait complet est constitué essentiellement d’eau (environ 88-90%), 3,5% de protéines, 3- 4% de matière grasse, 5% de lactose, 1% de minéraux, vitamines et autres. Il y a quelques années le lait était considéré comme un aliment indispensable pour la croissance et pour se maintenir en bonne santé. Sa richesse en vitamines et en minéraux était constamment mise en valeur. Son taux élevé en calcium est présentée comme atout pour fortifier le squelette et éviter les pathologies et la fragilité osseuses. Plusieurs scientifiques recommandaient boire un demi litre de lait et consommer trois produits laitiers par jour pour le bien être personnel.
De nos jours, cette vision est mise en cause. On reproche au lait son cholestérol, son lactose qui conduit à des problèmes fréquents d’intolérance et des  difficultés digestives. Sa richesse en calcium ne semble pas éviter la fragilité osseuse ni l’ostéoporose des personnes âgées. Le lait est de plus en plus considéré comme une simple boisson naturelle plus intéressante que les boissons gazeuses et industrielles surchargées en sucres et additifs chimiques divers.
Le lait et les produits laitiers ne sont plus perçus comme produits indispensables pour la croissance ou la santé. Ils  peuvent même, pour certains, provoquer des intolérances et des allergies diverses. La tendance c’est que le lait et dérivés ne sont pas indispensables, on peut s’en passer et les remplacer dans un régime alimentaire bien équilibré. La preuve c’est que de nombreuses populations n’en consomment jamais ou très peu et sont en parfaite santé.

2- Il n’est pas logique de fixer un prix de vente du lait alors que les prix des aliments ne cessent d’augmenter

Les frais des aliments représentent au moins 60 à 65% du prix de revient du lait. Toute augmentation du prix des aliments se traduit indiscutablement immédiatement par une augmentation du prix de revient du lait. Sans une majoration du prix de vente, cette augmentation se fera  aux dépens des marges de l’éleveur. Celles ci vont se rétrécir, et à la longue disparaitre et se transformer en pertes conduisant l’éleveur à la faillite et l’obligeant  à abandonner l’élevage et vendre ses animaux.

Pour assurer sa pérennité, toute activité doit être rémunératrice. L’éleveur doit être payé au prix  juste lui garantissant une marge satisfaisante pour vivre,  ainsi que sa famille, dignement de son travail pénible et très contraignant. Ne pouvant agir sur le prix des aliments concentrés, indispensables pour produire le lait, les autorités doivent trouver un mécanisme pour réviser (à la hausse comme à la baisse) le prix de vente du lait à chaque fois que les prix des concentrés changent. Un tel mécanisme est tout à fait fonctionnel depuis quelques années pour réviser le prix de vente de l’essence et autres produits pétroliers. Une commission technique interministérielle est chargée de la fixation et du suivi des prix de vente des produits pétroliers finis en fonction du cours mondial.

Une pareille commission désignée pour réviser périodiquement le prix du lait en fonction de la variation du prix des concentrés est tout à fait envisageable et permet de garantir une marge raisonnable à l’éleveur. Dans le cas où les autorités décident d’opter pour un prix de vente fixe du lait, la différence du prix des concentrés doit être supportée par la caisse de compensation.

3- Libérer le prix du lait permet d’améliorer la situation des éleveurs et de préserver notre patrimoine cheptel bovin laitier

Une génisse future laitière de race sélectionnée comme la Holstein coute de 7000 à 8000 dinars. Constituer un petit troupeau d’une dizaine de vaches représente un sérieux investissement surtout que la plus grande partie des éleveurs est constituée de petits éleveurs qui disposent de moins de 5 vaches.
En libérant le prix de lait, l’élevage laitier sera rentable et l’éleveur pourra, en toute quiétude, s’occuper de son cheptel, améliorer sa conduite, ses performances techniques, la qualité de son lait et même agrandir son troupeau. Avec la crise actuelle tendant vers la liquidation du cheptel, pour lequel le pays a beaucoup investi à coup de subventions, pour soit importer soit produire localement des génisses laitières de race pure hautement productives, représente un gaspillage énorme et une importante perte sèche pour le pays. Les vaches, encore productives, sont sacrifiées et vendues très bon marché comme vaches de réforme ou vendues dans les pays voisins par les contrebandiers. Reconstituer de nouveau le cheptel serait très coûteux et très difficile.

4- La libération de prix du lait permet d’améliorer la qualité

Avec la libération des prix du lait, l’éleveur pourra investir dans la qualité du lait. S’équiper en matériel de conservation du lait à la ferme, en petites installations de traite ou machines à traire, prendre des mesures sanitaires convenables lors de la traite et soigner ses vaches contre les mammites devient possible dés lors que l’activité devient rentable.

Avec la crise, il a été constaté que certains mouillent le lait pour augmenter la quantité lors de la livraison aux centres de collecte ou aux usines de transformation. Cette fraude leur permet d’augmenter leurs recettes et de réduire leurs pertes. En lui garantissant un prix convenable, l’éleveur ne sera pas tenté de commettre des fraudes et le lait sera de meilleure qualité sur les plans aussi bien composition chimique que bactériologique.

Il sera également possible de payer le lait en fonction de sa qualité. Ce ci permet de récompenser les bons éleveurs et de produire un lait beaucoup plus avantageux pour la transformation et beaucoup plus nutritif et agréable pour le consommateur. Améliorer la  qualité du lait arrange tous les acteurs de la filière, de l’éleveur au consommateur.

5- La libération du prix de la viande et des œufs n’a pas entrainé de difficultés particulières

La libération du prix du lait va entrainer inévitablement une augmentation du prix au consommateur. Veiller à réduire l’inflation et préserver le pouvoir d’achat du citoyen, surtout des classes modestes, a été des soucis permanents des autorités. Ces autorités généralement hésitent  à toucher aux prix des produits dits « stratégiques » de peur d’une réaction imprévisible du consommateur parfois disproportionnée comme c’était le cas des émeutes du pain en janvier 1984.
Il faut noter que le prix d’un litre de lait, qui nécessite beaucoup de travail, d’efforts et d’énergie, est actuellement moins cher qu’un litre de boisson gazeuse composée essentiellement d’eau, de sucre et d’additifs chimiques de synthèse. Il est à peine un plus élevé qu’une bouteille d’eau minérale remplie directement d’une source naturelle.

Moyennant une campagne de sensibilisation et d’explication bien structurée, le consommateur est généralement compréhensif. Convaincue, il a accepté, sans aucune hésitation, la dernière majoration du prix du lait en passant de 1,120 dinar à 1,250 dinar.

Le consommateur a également bien accepté les prix élevés et fluctuants de la viande et du poulet- dindon et des œufs en acceptant que ces prix varient comme tous les prix des denrées agricoles en fonction des conditions climatiques et de l’équilibre entre l’offre et la demande.

A coté de ces arguments en faveur de la libération du prix du lait, on peut citer d’autres avantages comme le soulagement de la caisse de compensation, qui ne cesse de grossir aux dépens du budget général du pays, stimuler les fabricants pour diversifier et améliorer leurs offres de laits et produits laitiers, les encourager à exporter…
Conclusion
La libération du prix du lait serait au final avantageuse pour tous les acteurs de la filière (éleveurs comme industriels) et toute la collectivité. Cette stratégie permettra de développer le secteur,  de préserver le cheptel et d’améliorer la qualité des produits. Elle permettra également de dynamiser la filière et de créer de nouveaux emplois.

Les prix seront certainement plus élevés, toutefois le lait et les produits laitiers ne bénéficient plus de cette réputation de produits bien être, indispensables pour se maintenir en bonne santé. Par ailleurs les plus grands consommateurs  de lait et de produits laitiers (fromages, beurre, yoghourts et autres) sont les couches les plus aisées qui peuvent se permettre de payer plus chers des produits de qualité.

Pour éviter tout abus, spéculation, envolée injustifiée des prix, l’Etat dispose de plusieurs mécanismes pour intervenir,  régulariser et moraliser le marché. Elle peut recourir à l’importation, au plafonnement des prix en fonction d’un prix de référence, au contrôle et en sanctionnant tout contrevenant et spéculateur.

Enfin et pour plus de justice sociale, les mécanismes du fonctionnement des subventions et de la caisse de compensation doivent être revus. Il faut orienter les aides et subventions  uniquement aux classes défavorisées qui les méritent. C’est ce que tous les spécialistes ne cessent de répéter.

Ridha Bergaoui
Professeur universitaire