News - 12.01.2021

Fadhel Moussa: La Tunisie en quête d’une reconfiguration et d’une gouvernementalité (Vidéo)

Fadhel Moussa: La Tunisie en quête d’une reconfiguration et d’une gouvernementalité

Par Fadhel Moussa. Professeur universitaire, membre de l’Assemblée nationale constituante, maire de l’Ariana - La reconfiguration, terme emprunté au langage économique, signifie une remise en cause radicale du fonctionnement d'une entreprise,  afin de maximiser ses performances. C’est ce qui a été, en substance, réclamé lors de la révolution déclenchée le 17 décembre 2010 pour conduire, le 14 janvier 2011, à l’amorce de la  chute du régime, par le départ de son horloger et la transmutation de la gouvernementalité du pays. C’est ce dont la Tunisie avait et a encore besoin plus que jamais: une reconfiguration et une gouvernementalité.

Je n’épiloguerais pas beaucoup sur le fait de savoirs si c’était une révolution. Je crois qu’elle en est une même si elle n’est peut être pas comparable aux classiques car comparaison n’est pas raison. Il est vrai, et c’est le paradoxe, que cette révolution s’est accommodée dès le départ d’une légalité héritée et décriée et d’une gouvernementalité à laquelle ont été associées des  personnalités du  régime déchu. Il convient de rappeler que la procédure suivie a été fondée sur la Constitution de 1959, suivie par une déclaration de sa caducité et son remplacement par deux « petites Constitutions provisoires » successives jusqu’à l’adoption de la Constitution nouvelle inaugurant ce qui sera appelé la  seconde république.
Il convient aussi de noter que la Constitution adoptée, la nuit du 26/27 janvier 2014, est le fruit de cette révolution mais aussi de ce que je qualifierai du deuxième acte correcteur déclenché  par les constituants démocrates qui se sont retirés de l’Assemblée Nationale Constituante et lancé le sit-in du « Errahil » au Bardo, du 27 juillet/ 23 octobre 2013. L’ampleur populaire de cette révolte a permis de provoquer une correction substantielle du projet de Constitution du 1er juin 2013 pour le rendre plus conforme aux espoirs initiaux exprimés et le départ du second gouvernement Ennahdha. C’est cette Constitution consensuelle du 27 janvier 2014 qui opérer une reconfiguration qui marquera cette décennie. Elle aura accaparé toutes les attentions  jusqu’à aujourd’hui. Elle les accaparera encore les dix années à venir, tellement sa révision est extrêmement difficile et compliquée juridiquement et politiquement. C’est pourquoi je crois qu’un troisième acte populaire correcteur identique à celui du 26 juillet 2013 est possible face à l’incapacité des politiques de se mettre d’accord sur la sortie de la crise actuelle. C’est ce qui constitue la particularité de notre parcours révolutionnaire qui sera encore long. Est-ce que l’initiative de l’UGTT d’un nouveau dialogue national de sortie de crise aboutira comme celui de 2013 et préviendra un nouveau sit-in Errahil ? 

Ce présage me conforte dans l’idée que la datation de la révolution dans la Constitution l’a figé alors qu’elle se poursuit avec une succession d’actes de mise à jour de ses objectifs. Le sit-in Errahil et son aboutissement consensuel en est la meilleure preuve et atteste cette grande résilience qu’a montré la Tunisie au cours de cette décennie. Je crois que les corrections réelles ne se feront que par des révoltes correctrices la révolution est ainsi permanente mais dans le respect de l’ordre juridique ce qui fait sa spécificité. Nous avons ainsi une révolution dynamique. Le dialogue national qui a permis de changer le gouvernement et l’activation de l’élaboration de la Constitution une fois révisée a bien valu en 2015 l’obtention du prix Nobel de la paix par les quatre organisations nationales qui ont parrainé ce dialogue. La Constitution promulguée restera au cœur de la reconfiguration. Elle ne cesse d’être un centre d’intérêt majeur omni présent dans le débat national.

Mais si la reconfiguration, aussi bien de l’État que de la société, a été fondée dans la Constitution nouvelle, il n’en demeure pas moins que la gouvernementalité, qui aurait dû suivre, n’a pas été au rendez-vous. La gouvernementalité est un concept forgé par M. Foucault et qui signifie un nouveau mode d’exercice du pouvoir. Ce concept se fonde sur les pratiques et les instruments du pouvoir et non pas sur sa nature ou sa légitimité. Indépendamment des instruments techniques, ce processus et ce mode spécifique d’exercice du pouvoir doit être démocratique. Pour son auteur le  souci est la défense de la société dont l’État n’est que le serviteur. (« la gouvernementalité » Michel Foucault. « Dits Écrits » Tome III texte n°239. « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1997). A partir de là et dans notre cas  la bonne question  sera donc  de savoir si la population est bien défendue aujourd’hui par cette reconfiguration constitutionnelle et le pouvoir conséquent mis en place. Si nous sommes bien sortis de l’Etat du prince et de l’Etat administratif ?

La Constitution répondra au double souci de la reconfiguration : Verticale d’abord dont l’État sera le régisseur, le moteur et le garant (I), horizontale ensuite dont la société sera la scène avec la population comme acteur principal et non pas comme simple figurant (II). La célébration de l’an X de la révolution offre une occasion pour rappeler comment cette Constitution constitue la pièce maitresse de la période post révolutionnaire et son centre de gravité.

I. La reconfiguration de l’État

Il apparaitra au vu de l’évolution de la situation post révolutionnaire qu’il était nécessaire de procéder à une reconfiguration consensuelle de l’État aux niveaux de son identité (A) de ses composantes (B) et de son régime politique (C)

A. La reconfiguration de l’identité nationale

L’État national post indépendance s’est vu taillé une identité fondée sur l’idée de l’unité nationale dont le ciment unificateur est son arabité et son islamité sans excès. C’est cette base qui a favorisé son intégration et sa cohésion en se démarquant de l’appartenance tribale ou régionale. L’État s’était aussi engagé dans une ouverture très forte sur l’occident et sa culture, se démarquant des autres pays arabes et musulmans par des choix réformateurs, tel que le statut de la femme, prenant le pari de produire un modèle tunisien voire une exception tunisienne.

Nous assisterons après les quelques semaines euphoriques de la révolution à une implosion de cet État nation et une bipolarisation entre sécularistes et islamistes, certains diront entre conservateurs et modernistes ce qui n’est qu’une schématisation. La configuration initiale du projet de société d’une identité commune d’un modèle tunisien a été ainsi battue en brèche. J’ai envie de dire qu’après la révolution, il y a eu l’émergence de deux sociétés civiles et d’un État devenu lui-même bicéphale ou schizophrène. Nous vivrons alors une période de transition dominée par une querelle doublée d’un débat identitaire qui n’a pas manqué de violence, d’extrémisme, de terrorisme et d’assassinats politiques. C’est pourquoi il fallait œuvrer à unifier à nouveau l’État et définir une nouvelle gouvernementalité. Cette reconfiguration de l’État passera inéluctablement par l’élimination de cette division en rapprochant les protagonistes. Finalement la Constitution est venue raccommoder le tissu national déchiré, autour d’un projet consensuel et d’un véritable nouveau concept de l’Etat national qui, à l’inverse du premier, sera défini et encadré par un corpus constitutionnel assez riche et instructif.

Nous pouvons conclure ce volet en disant que la Constitution a fini par reconfigurer l’identité nationale d’abord à travers le préambule. Ensuite à travers l’article premier : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime..»  L’article 2 qui dispose : « La Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit..». Enfin à travers notamment l’article 6 : « L’État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes...Il s’engage également à prohiber et empêcher les accusations d’apostasie, ainsi que l’incitation à la haine et à la violence et à les juguler » les articles 17 et 18 relatifs à l’enseignement et à la culture qui attestent de cette constance dans la recherche de l’équilibre et du compromis entre l’authenticité et le conservatisme d’un côté, la modernité et l’ouverture de l’autre. La Constitution a résout ainsi un problème majeur par la fixation de la configuration de l’identité de l’État et la confirmation que la Tunisie demeure un État-nation avec un modèle qui lui est propre. Il n’en reste pas moins que la reconfiguration des composantes de l’État national est tout autant impérative.

B. La reconfiguration des composantes de l’État national

Cette reconfiguration est devenue un objectif majeur car la révolution a fait émerger une société nouvelle, elle a révélé que l’idée qu’on se faisait de la Tunisie homogénéisée et unifiée par l’État national post indépendance n’était pas aussi vraie qu’on le pensait. Outre la division de la société entre islamistes d’un côté et sécularistes ou laïques de l’autre, le tribalisme a ressurgi avec parfois des conflits au point de craindre «la somalisation » de la Tunisie que d’aucuns n’excluaient face à certaines menaces de sécession, à peine voilées.

A cela s’est ajouté la résurgence d’une forme de lutte de classes, d’amplification de l’exode rural et l’explosion de l’anarchie urbaine dans les villes et leurs périphéries, recomposant l’espace et tournant le dos aux plans ordonnés d’urbanisme et d’aménagement du territoire. Le respect de la loi et du civisme battra de l’aile. Les velléités « séparatistes » ou assimilées ou encore l’insistance sur la différentiation exacerbée par certains, le plus souvent pour des égos et intérêts de circonstances se sont révélées au grand jour. Une société « artificiellement » reconfigurée sans un État fort ni craint ni aimé est l’image livrée malheureusement par notre pays. L’image d’un État qui peut se consoler par son avancée démocratique et la réussite de cette transition, mais qui masque une réalité qui rend anxieux celui qui veut bien voir les choses comme elles sont. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui pensent qu’à choisir ils opteraient pour l’autorité plus que pour la liberté. C’est le grand paradoxe et ils ne sont pas rares ceux qui regrettent le régime déchu. Le réajustement de ces composantes socioéconomiques afin de résoudre les conflits latents et de prévenir qu’ils ne resurgissent à nouveau était le second problème à résoudre et une réponse claire était nécessaire dans la Constitution.

A ce titre, réintroduire une cohésion réelle de la population a été aussi perçu comme un autre impératif majeur. La Constitution y a répondu à travers des dispositions qui résument cette option claire pour l’unification des composantes humaines et spatiales du pays. Nous pouvons les percevoir à travers d’abord le refus, qui d’un certain point de vue est regrettable, de reconnaître expressément la culture amazighe qui est celle des populations berbères autochtones de la Tunisie comme dans tout le Maghreb. Il a été estimé qu’il n’y a pas de « minorités » et que la population est homogène. La Tunisie s’est considérée comme étant un cas singulier au Maghreb contrairement aux autres pays qui ont tous reconnu dans leur Constitution la diversité ethnique et particulièrement les amazigh.

La Tunisie est ainsi un État homogène et, comme mentionné dès le préambule «. [il se base] sur l’unité nationale fondée sur la citoyenneté, la fraternité, l’entraide et la justice sociale… concrétisant la volonté du peuple d’être créateur de sa propre histoire..» Autant dire : le peuple créateur de ce modèle tunisien qui en dépit des origines diverses de sa population a réussi, avec le temps, à faire jaillir une nation homogène et unitaire. L’impératif de sa conservation sera mentionné en tant que principe général à l’article 9 en ces termes : « La préservation de l’unité nationale et la défense de son intégrité constituent un devoir sacré pour tous les citoyens... ». L’unité nationale qui a accompagné le projet politique post indépendance refait ici surface après avoir été pour un temps décriée. Elle a été jugée antidémocratique puisqu’elle a servi à interdire le pluralisme politique et social et à légitimer le parti unique et le monopole de la représentation des intérêts professionnels et des travailleurs par des organisations nationales sous contrôle. Toutefois, il est vrai que l’unité nationale aura un tout autre sens aujourd’hui car le contexte est totalement différent et cette unité doit être reconstruite et réellement consentie.

Cette unité doit être reconstruite aussi par une stratégie de justice sociale car il ne faut pas perdre de vue que la révolution a fait remonter à la surface les pauvres et les défavorisés. Ces derniers doivent reprendre espoir dans l’État, se sentir inclus et pris sérieusement en ligne de compte dans l’effort global de développement. Dans cet ordre d’idées il sied de rappeler l’article 12 qui rappelle un objectif majeur de la révolution et qui attend une application significative. Il  dispose : « L’État agit en vue d’assurer la justice sociale, le développement durable et l’équilibre entre les régions, en tenant compte des indicateurs de développement et du principe de l’inégalité compensatrice. Il assure également l’exploitation rationnelle des ressources nationales ». Nous avons là une illustration de l’objectif d’égalisation et de rapprochement des catégories sociales. On ne peut que déplorer que cette reconfiguration qui constitue un programme socioéconomique et un défi majeur à relever n’ait pas été  suivie de gouvernementalité.

C. La reconfiguration du régime politique

Cette reconfiguration s’est imposée vu que l’État national s’est avéré incapable d’évoluer et de répondre aux aspirations de la population à une vraie participation qui concrétiserait l’État démocratique et répondrait aux attentes d’une adaptation aux impératifs et exigences d’un État de droit réel et non formel, d’un pouvoir politique juste et équitable, qui ne confond pas l’intérêt public avec l’intérêt privé. Il a ainsi raté l’occasion une première fois en 1981 et une seconde fois le 7 Novembre 1987. Cette reconfiguration est fondée sur le rejet du régime présidentiel qui peut se transformer en régime présidentialiste comme on l’a connu.   Répondre à l’espoir d’un État  transparent  où les droits et les libertés sont garantis et effectifs qui empêchent le risque d’abus inhérent à tout pouvoir. Il faut que l’on arrive à dissocier l’image de l’État de celle du régime qui est une condition essentielle de sa légitimation et du respect de son autorité.
La nouvelle reconfiguration doit passer par cette dissociation dans les esprits et dans la culture populaire dominante. Il faut dès lors dissiper cette ambiguïté et reconceptualiser l’État et sa gouvernementalité. Le régime changera par la concrétisation d’une gouvernementalité démocratique qui nécessite la mise en place du pouvoir législatif par l’élection d’une assemblée pluraliste. C’est le premier pilier du régime politique prévu par la Constitution. En effet Le régime consacré est plutôt de type parlementaire dominant. Le premier pilier de l’État est ainsi posé. L’établissement du régime démocratique sera poursuivi par la mise en place du Pouvoir exécutif. Il sera réalisé par l’élection du président de la république au suffrage universel avec des pouvoirs non négligeables. Mais il faut surtout relever  le rempart infranchissable dressé contre la présidence à vie mentionné dans  l’article 75 qui dispose : « Nul ne peut exercer les fonctions de Président de la République pour plus de deux mandats entiers, successifs ou séparés. Aucun amendement ne peut augmenter en nombre ou en durée les mandats présidentiels ». Le processus sera complété par la désignation par le président de la république du candidat présenté par le parti arrivé en tête pour former le gouvernement. Ainsi les résultats des deux élections législatives et présidentielles attesteront que le processus de démocratisation du régime est crédible d’autant plus qu’une alternance au pouvoir a eu lieu. La reconfiguration des pouvoirs de l’État a ainsi connu une application significative. Mais l’État doit aussi exercer ses fonctions régaliennes et assurer la sécurité de la population et du pays. Il en est particulièrement tenu face à l’insécurité et à la vague de violence et du terrorisme qui se sont abattues sur le pays doublées de la menace aux frontières. L’État aura le monopole de cette fonction mais pour la bonne cause. Ces forces de sécurité et de l’armée ont été qualifiées de républicaines par la Constitution afin de rassurer et se démarquer de l’idée et de l’usage qu’en faisait le régime déchu.
L’État doit enfin être légitimé par sa bonne gouvernalité, qui aura à mettre un terme à ces « pouvoirs sociaux » clandestins et pervers qui phagocytent la société, qui essayent de semer les graines de la discorde et qui, bravant les lois, œuvrent à conduire le pays à un sombre destin.

II. La reconfiguration de la société

Cette reconfiguration est un facteur de relégitimisation permanente de l’État lui-même lorsque les gouvernés deviennent parties prenantes dans la gestion de l’État, non pas seulement comme contrepouvoir, mais comme partenaires après avoir été, au mieux, de simples relais du gouvernement étatique. La Constitution réalise une avancée significative dans ce domaine comme l’attestent d’entrée les mentions explicites du préambule. Le dispositif Constitutionnel le précisera par la consolidation des droits et des libertés (A) des corps intermédiaires (B) et de la décentralisation(C) 

A. La consolidation des droits et libertés

Ces droits et libertés sont le ferment de la gouvernementalité sociétale. Celle-ci ne peut se concevoir si les citoyens ne sont pas libres individuellement et collectivement. La révolution l’a assuré, les citoyens l’ont exercé et la Constitution l’a garantie. Les pré requis de la gouvernementalité citoyenne sont ainsi bien mis en place. Ce n’est pas non plus un hasard que la liaison de ces droits et libertés avec l’exercice du pouvoir ait été opérée par la mention dans la Constitution (article 49) que les seules restrictions admises doivent respecter les « exigences d’un État civil et démocratique ». Ces droits et libertés accordés aux citoyens seront consolidés par le statut qui les protège contre le pouvoir. Les droits et libertés individuels d’abord : liberté d’expression, de réunion et de manifestation mais aussi de la pensée de la croyance, du culte et de la conscience. Les droits et libertés collectifs ensuite par le biais des partis politiques qui se comptent par centaines, ou les associations qui se comptent par milliers ou encore les syndicats qui se sont multipliés..Le pluralisme sociétal réel a été établi suite à la révolution pour être finalement Constitutionalisé. Certes les acteurs individuels et collectifs de la société ont ainsi réussi à arracher leurs droit et libertés mais la démocratie est un défi permanent. Il faut que la société civile soit vigilante et infatigable. La société civile deviendra ainsi un acteur du pouvoir par ses organisations, associations et de plus en plus les réseaux. Ce mot association non gouvernementale doit d’ailleurs être revisité et reconsidéré. En effet la société civile dans la logique de la gouvernementalité participe d’une certaine manière à la gouvernementalisation qui n’est pas synonyme de gouvernement comme déjà précisé. On relèvera que certains droits et libertés considérés comme essentiels bénéficieront d’une garantie particulièrement accentuée comme cela apparaît à travers l’article 31 : « Les libertés d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication sont garanties. Aucun contrôle préalable ne peut être exercé sur ces libertés ». Un autre droit fondamental pour l’efficacité de l’action citoyenne a été consacré à l’article 32 : « L’État garantit le droit à l’information et le droit d’accès à l’information. L’État œuvre en vue de garantir le droit d’accès aux réseaux de communication ». C’est l’annonce de la mise en place du système de « l’open government ». L’adaptation des lois à la nouvelle Constitution par le législateur et à travers le contrôle de la constitutionalité des lois participent au même titre que la Constitution en soi à cette instrumentalisation de la reconfiguration.

B. La consolidation des corps intermédiaires

Au-delà des associations, partis politiques, syndicats et autres organisations représentative des intérêts professionnels, naîtra une autre catégorie de corps intermédiaires appelées instances Constitutionnelles indépendantes objet du chapitre VI. La Constitution les présente comme suit à l’article 125 : « [elles] œuvrent au renforcement de la démocratie. Toutes les institutions de l’État doivent faciliter l’accomplissement de leurs missions. Ces instances sont dotées de la personnalité juridique et de l’autonomie administrative et financière. Elles sont élues par l’assemblée des représentants du peuple à la majorité qualifiée et elles lui soumettent un rapport annuel, discuté pour chaque instance au cours d’une séance plénière prévue à cet effet. » Il convient de noter que les cinq instances créées ont des missions qui étaient dévolues auparavant au gouvernement et confiées à des ministères.

Ces fonctions d’une extrême importance ont été ainsi soustraites au gouvernement pour être remises à des instances composées de membres indépendants, neutres, choisis parmi les personnes compétentes et intègres qui exercent leurs missions pour un seul mandat de six ans. Leur composition citoyenne a fait dire que « la société civile est aux commandes » d’autant plus que leur pouvoir est important puisqu’elles disposent d’un pouvoir règlementaire et/ou de régulation et même de sanction et leurs avis peuvent être obligatoires. Elles exercent une véritable magistrature d’influence. Ces instances indépendantes, détachées du gouvernement étatique, avec des pouvoirs et des moyens propres illustrent de la plus belle manière la consécration de la reconfiguration de la société.

Dans le même ordre d’idées d’autres exemples peuvent être cités tel que celui de la justice, qui est une fonction régalienne classique de l’État, à laquelle la société civile sera associée. Ainsi les conseils supérieurs respectifs des magistratures : judiciaire, administrative et financière ont été ouverts, non sans peine, aux non magistrats dans une proportion assez importante. Indépendant des pouvoirs législatif et exécutif le pouvoir juridictionnel ne sera pas indépendant de la société civile bien au contraire. Ainsi après son irruption dans la fonction gouvernementale étatique la société en fait une seconde dans la fonction juridictionnelle qui sera consolidée par sa présence majoritaire dans la Cour Constitutionnelle. Rapportée à la théorie de la gouvernementalité et de son instrumentalisation cette option peut être une réponse à « la question de « la crise de l’État », [par] l’articulation des niveaux de régulation multiples et les possibilités de recours à des instruments de régulation de deuxième degré ou « méta-instruments » Cette idée est aussi valable et peut servir comme fondement de l’option pour une décentralisation aussi importante.

C. La consolidation de la décentralisation administrative

La centralisation du pouvoir est considérée depuis longtemps et encore plus de nos jours comme une pathologie qu’il convient de soigner n’en déplaise à Max Weber. C’est pourquoi au lendemain de la révolution parmi les premières décisions prises c’est la dissolution de tous les conseils municipaux et les conseils de gouvernorats, qui étaient tenus par les élus du parti au pouvoir depuis l’indépendance. La Constitution nouvelle consacrera le chapitre VII au « Pouvoir local ». Serions-nous en présence d’un quatrième pouvoir ? La théorie classique de Montesquieu a-telle été amendée ? En réalité ce qu’il convient de retenir c’est que les constituants ont plutôt entendu marquer l’intérêt que l’État se doit d’accorder un pouvoir de décision aux représentants des collectivités locales, et donc de la gouvernementalité de la population pour les questions d’intérêt local ou régional. C’est la symbolique que représente le mot pouvoir qui a déterminé ce choix. Mais cela ne voulait nullement dire autre chose qu’une véritable décentralisation avec des pouvoirs et des moyens plus importants. Cela apparait du reste dès l’article 14 : « L’État s’engage à renforcer la décentralisation et à la mettre en œuvre sur l’ensemble du territoire national, dans le cadre de l’unité de l’État. » Le chapitre sur le pouvoir local l’indique aussi d’une manière extrêmement forte. Mais les constituants n’entendaient pas suivre d’autres projets proposés qui sont allés encore plus loin en inversant totalement la pyramide du pouvoir pour en remettre des parcelles très importantes aux citoyens et à la société civile , projet rejeté car considéré comme utopique. Ceci étant on ne peut méconnaître un très fort engagement Constitutionnel pour une décentralisation réelle avec l’option pour trois types de collectivités superposées indépendantes et complémentaires avec une possibilité d’aller encore plus loin. Ces collectivités bénéficieront de compétences propres et d’autres transférées avec une application du principe de la subsidiarité. Elles disposeront d’un pouvoir réglementaire et de moyens financiers. Leur rapport avec le pouvoir central sera réglé non plus par les mécanismes de la hiérarchie ou de la simple tutelle mais par la justice administrative comme arbitre en cas de conflit. Mais les mentions les plus importantes qui consacrent cette gouvernementalité transférée du centre vers la périphérie territorialement et humainement sont les mentions expresses à l’article 139 : « Les collectivités locales adoptent les instruments de la démocratie participative et les principes de la gouvernance ouverte afin d’assurer la plus large participation des citoyens et de la société civile dans la préparation de projets de développement et d'aménagement du territoire et le suivi de leur exécution, et ce, conformément à ce qui est prévu par la loi. » On notera que le terme société civile trouve ici l’unique mention dans la Constitution de même la Constitutionnalisation de la démocratie ouverte ou encore gouvernement ouvert avec tout ce que cela implique. A la lecture de ce titre on peut conclure que nous avons là tous les ingrédients de la reconfiguration sociétale. Ce condensé de pouvoirs et moyens sur l’ensemble de ces collectivités est annonciateur d’un progrès et d’une volonté réelle de la reconfiguration la société profonde. C’est en tout cas ce qui a été retenu avec conviction par l’assemblée constituante. Une loi électorale suivra pour garantir un système démocratique avec un organe indépendant pour leur organisation. Une autre loi organique avec quelques textes d’application a complété l’armature de ce nouveau cadre juridique qui rompt avec l’ancien. Des élections communales auront le 6 mai 2018 et la gouvernementalité nouvelle est désormais entamée mais qui est appelée à durer 27 ans prévoit on.

Quelques conclusions

La Constitution a incontestablement et profondément changé l’État et la société. Que pourrons-nous dire suite au développement démocratique, politique et social qui a entrainé une participation substantielle de la société civile à la gouvernementalité ?

Je dirais pour ma part que c’est tant mieux que l’État change et évolue sur la voie d’une nouvelle rationalité politique et sociale. En effet la Constitution a dressé les fondements et les principes directeurs d’une  gouvernementalité  ambitieuse du pays ce qui est en soi révolutionnaire. Elle a instauré par ailleurs une gouvernementalité binaire, celle de l’État et celle de la société. Il reste maintenant à mettre en application tous ces principes fondateurs, et ces « recettes » Constitutionnelles. La progression de la gouvernementalisation de la société comme acteur agissant et influent s’est opérée selon Foucault durant des siècles de la période du gouvernement du Prince de Machiavel à celle de l’Etat administratif qui l’a suivi. Il serait prétentieux d’espérer la réalisation de cette progression dans les dix prochaines années dans notre pays. Il s’agit là du défi que doit relever la Tunisie aujourd’hui et cette génération en particulier. Elle doit maintenir ce cap avec détermination et croire en ce nouveau paradigme. La société doit être très vigilante elle doit militer et accompagner ce processus pour que ce nouveau mode de gouvernementalité soit consolidé et pérennisé. J’entends enfin revenir à la sémantique des juristes qui, j’espère, rejoindra celle des philosophes en général et de M. Foucault en particulier et de sa théorie du pouvoir et du savoir.

A la fin de cette contribution je décrypterais et résumerais ce qui me semble être les objectifs spécifiques de la théorie de la gouvernementalité appliquée à notre cas, en ces termes : Il faut, on doit, matérialiser cet État fort, cet État de droit démocratique et « vertueux », cet État rationnel, efficace et efficient, cet État-nation unitaire bien décentralisé mais sans désagrégation déraisonnable du pouvoir. Il faut, on doit, matérialiser un État de justice sociale, où chaque citoyen puisse se reconnaître dans la république, jonction de l’État et de la société, et être soustrait à l'influence ou à la menace de toute option spirituelle ou religieuse qui a été désastreuse pour notre pays et que la Constitution a ramené à sa juste place, afin de pouvoir vivre ensemble, dans cette société raccommodée, réconciliée, paisible, consensuelle et libre. Ce sont les leçons que nous devons tirer de notre histoire récente et le retour d’expérience de cette décennie pour éviter que notre printemps ne se transforme en automne et ne pouvant dire alors ne pas savoir.

Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT

www.leadersbooks.com.tn

Fadhel Moussa
Professeur universitaire, membre de l’Assemblée nationale constituante, maire de l’Ariana


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