Hommage à ... - 19.06.2020

Chedli Klibi: Le coucher d’un homme des lumières

Chedli Klibi: Le coucher d’un homme des lumières

Elle est retrouvée
Quoi / l’éternité
C’est la mer ailée
Avec le soleil.

Arthur Rimbaud

Par Aïssa Baccouche - En Tunisie, pays arabe et méditerranéen par excellence, les hommes du double je selon l’expression enjouée de Bernard Pivot, sont légion. Beaucoup ont été chargés parmi ces gens pétris d’une double culture par le plus illustre d’entre eux, Bourguiba, dans son gouvernement, précisément du département des affaires culturelles.

Certains de ces précurseurs nous ont déjà quittés: Mahmoud Messadi, Habib Boularès et Mohamed Yalaaoui. Cheddli Klibi vient de les rejoindre dans l’au-delà.

Bien qu’il fut l’élève du premier cité, le récent disparu est, sans conteste, le maître d’œuvre de cet édifice de lumières qu’est le ministère créé au lendemain de l’indépendance(1), à l’instigation du maître de l’ouvrage, en l’occurrence, le père de cette indépendance.

Habib Bourguiba – Chedli Klibi: Quelle histoire!

Le ministre compagnon n’a guère quitté la barque présidentielle qui traversera les mers, parfois tranquilles et souvent agitées, d’un si long règne dont il par ailleurs tiré une radioscopie lumineuse(2). Ce fut la rencontre de deux hommes d’esprit, biculturels de surcroît. Leur parcours, à vingt-cinq ans d’intervalle, était presque identique: le collège Sadiki, le lycée Carnot(3) et la Sorbonne furent les jalons fondateurs de ces deux humanistes du XXème siècle.

L’homme de loi et l’homme de lettres creuseront ensemble le sillon de cette bonne terre Ifriquienne, berceau d’Apulée (125-180) le père du roman de l’ère moderne et d’Ibn Khaldoun (1332-1406) celui de la sociologie dès le 14ème siècle.

Si Chedli entreprit de mettre en forme la vision dont il avait dessiné les contours à la demande de si Lahbib(4).

La charge du nouveau missionnaire fut amplement facilitée par les dispositions intellectuelles de son mentor. «Bourguiba, écrit-il, s’intéresse personnellement de près aux choses de l’esprit. S’il aimait passionnément la poésie, le théâtre demeurait sa grande passion. En homme avisé, il comprend l’importance du substrat existentiel, l’affectivité et l’imagination que représente la culture».

Et de conclure, «Bourguiba fut l’un des rares dans le monde arabo-musulman à avoir souligné que le développement avait besoin d’une action visant à prolonger l’effet de l’instruction et à préparer les masses à l’intelligence de leur destin».

Moyennant quoi, des maisons de culture, ces temples de la connaissance et des arts, sont élevées à travers le territoire, des bibliothèques et à défaut, des bibliobus, des maisons d’édition, de musique, de théâtre, des troupes régionales du 4ème art, une troupe nationale des arts populaires, des écoles de beaux-arts, une cinémathèque, des musées de festivals dont les plus prestigieux : ceux Carthage et Hammamet, les journées cinématographiques, la journée nationale du théâtre tous les 7 Novembre, l’émergence du théâtre scolaire ainsi que l’essor du théâtre universitaire(5).

Quelle belle moisson en à peine une décennie ! Bourguiba avait gagné son pari sur un tel «honnête homme» au sens où on l’entendait au 17ème siècle. «Son grand plaisir au «combattant suprême», écrit Klibi, c’est d’avoir à ses côtés quelques esprits brillants». Ceci n’est pas sans rappeler la posture de Malraux(6) aux côtés du général de Gaulle. Celui-ci s’est épanché dans ses mémoires. «La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l’impression que, par-là, je suis couvert du terre à terre» (7).

En dehors des réunions du conseil des ministres, si Chedli avait le privilège d’accompagner le président Bourguiba dans ses moments de détente et d’évasion au palais de Carthage : «Dans le grand salon face à la mer, se remémore-t-il, il était, tour à tour, Hannibal et Jugurtha».  Heureux, qui comme Klibi, aura vécu en compagnie de ces trois personnages de légende. Moi, qui eus des atomes crochus avec le maire la cité phénicienne(8) je puis claironner que si Chedli est le plus carthaginois des tunisiens.

De la colline de Byrsa à celle de Sainte Monique en passant par le cours Sophonisbe qui dévale vers la mer, il ne connut guère d’autres horizons mis à part, bien sûr, son séjour studieux au pays de Montaigne(9) de 1945 à 1950, où il reçut les enseignements de ses maîtres à penser : Le magicien du verbe Gaston Bachelard (1884-1962)(10). Louis Massignon (1883-1962), «avec lequel il aurait aimé traduire le coran» et Vladimir Jankélévitch (1903-1985), autant de jaillissements de l’esprit et de la méthode.

C’est à lui qu’échut naturellement la tache de déclarer, en compagnie du maire de Rome Ugo Vetere, la fin des guerres puniques, en signant, enfin, un traité de bon voisinage. J’en fus le témoin attitré(11).

L’édile de Carthage, lointain successeur du suffète Hannibal n’a pas fini de tutoyer les sommets(12).

Quand il est mort, le combattant bien aimé, entendez Bourguiba, son compagnon des jours heureux, a gratifié les lecteurs du numéro spécial que la revue jeune Afrique a consacré à cet évènement, d’une oraison saisissante sous un titre éblouissant «le coucher d’un démiurge»(13).

Il nous gratifia également dans le livre précité qu’il consacra a son modèle de cet aveu qui sonne comme un testament pour les futures générations «j’écris ce livre pour m’acquitter d’une dette envers celui qui a appris à des générations de Tunisiens, en tout cas à la mienne, le désintéressément dans la gestion des affaires publiques non seulement comme éthique de responsabilité mais également comme règle existentielle».

Tel fut l’homme de lettres, l’homme d’Etat, l’homme de foi que la mort vient d’élever lui l’immortel de l’Académie du Caire vers l’Eternel.

Oyons, pour conclure, l’ultime parole adressée à la regretté Geneviève Moll (1942-2011)(14) dans le livre à deux voix «Orient-occident»: il est dit dans le Coran: Rien n’appartient à l’homme que son propre effort».

Aïssa Baccouche

1) Ce ministère a été créé en vertu du décret n° 426 en date du 11 décembre 1961.

2) «Radioscopie d’un règne», Demèter Tunis 2012.

3) En terminale, le jeune Klibi eut comme professeur - intérimaire - de philosophie Albert Memmi, son ainé de cinq ans. L’auteur de la «statue de sel» vient de tirer sa révérence à peine dix jours après son illustre élève.

4) Bechir Ben Yahmed, un compagnon des deux, félicita le nouveau membre du deuxième gouvernement Bourguiba en précisant qu’ «il a été ministre sur concours»

5) Il me plait de rendre un hommage posthume à Si Chedli pour avoir honoré de sa présence les représentations du Centre Dramatique Universitaire (CDU) de l’UGET, dirigé à l’époque par Mohamed Driss et notamment en assistant à celle des «plumes et racines» donnée en plein air à la place du tribunal et mise en scène par Abderraouf Basti l’un des vingt ministres qui ont succédé au pionnier.

6) André Malraux (1901-1976), auteur de «la condition humaine» fut ministre de la culture du Général de Gaulle de 1959 à 1969.

7) Mémoires d’espoir ; Tome 1 ; Plon ; 1970, p 233.

8) En 1981 fut créé un syndicat de communes regroupant la mienne, - l’Ariana -, la Goulette, Carthage, Sidi Bousaid et la Marsa. La création du gouvernorat de l’Ariana en 1983 devait mettre un terme à ce mode d’intercommunalité, prôné par le code des communes de 1975 et guère usité.

9) Michel de Montaigne (1533-1592), « Le chantre du bonheur et de la liberté des hommes», auteur d’un chef d’œuvre «les essais», une somme de mille pages, duquel jaillit cette assertion enchanteresse : «c’est une absolue perfection et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être ».

10) Klibi évoque l’auteur du «Nouvel Esprit Scientifique» en ces termes: «J’étais hypnotisé par Bachelard qui, dans son cours, combinait raison et poésie avec un art prodigieux».

11) En ma qualité, à l’époque, de membre du comité exécutif de la Fédération Mondiale des Villes, je fus chargé par son président Pierre Mauroy de le représenter lors de cette cérémonie solennelle qui se tint le 5 Février 1985.

12) Un autre magistrat de la ville de Carthage et ancien ministre de la culture – décidément, parfois, l’un ne va pas sans l’autre:  - Ezzeddine Bechaouch, archéologue de son état a, merveilleusement, parlé ou plutôt écrit – dans une préface au livre édité en 1996 par Achraf Azzouz «les maisons de Carthage» du legs de la Reine Didon: «Plus que l’attrait qu’exercent sur l’homme la mer et la lumière, c’est le dialogue perpétué avec l’histoire qui donne, ici, sa vraie marque à la terre».

13) N° 2049 du 18 au 24 Avril 2000. Dans cet encart figurèrent également les signatures de Hédi Mabrouk, Baccar Touzani, Taïeb Baccouche, Chedly Zouiten, Faouzia Zouari et moi-même. Quand à Yadh Ben Achour, il y alla de sa plume lyrique « pour un parti bourguibien ». Ah ferveur quand tu nous tiens et puis tu t’en vas !

14)  Geneviève Moll (1942-2011), écrivaine-journaliste, auteure de plusieurs biographies : François Mitterrand, George Sand, Françoise Sagan, Yvonne de Gaulle.

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