Opinions - 06.06.2020

Riadh Zghal: Croire en la démocratie pour sortir de la crise

Riadh Zghal: Croire en la démocratie pour sortir de la crise

Moisei Ostrogorski a publié un livre en 1902 sous le titre La démocratie et les partis politiques. Ostrogorski est russe. Il a voyagé aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle et a scruté le fonctionnement de la démocratie basée sur les partis. Quand on lit cet auteur, les similitudes avec notre démocratie naissante sont frappantes. Le risque avec les partis, signale-t-il, c’est qu’ils se transforment en factions «Les partis se forment et grandissent dans une nation saine, les factions dans une nation malade…On l’appelle politique (un parti politique) parce qu’il est en harmonie avec l’Etat, compatible avec lui et dévoué au bien commun. Mais un parti n’est plus qu’une faction, quand il subordonne les intérêts de l’Etat aux siens, le tout à la partie».

L’allégeance au parti évacue l’esprit civique, la marchandisation des positions politiques ouvre des brèches par où se glisse la corruption. Pourtant, pour Ostrogorski malgré les divers dérapages, la démocratie demeure  l’« abri suprême de la dignité humaine ». Or, aujourd’hui, la démocratie libérale a atteint ses limites. En effet, elle est fondée sur le suffrage universel et  les élections de listes partisanes qui se sont transformés en une industrie mue par la finance. La démocratie est donc à réinventer, en témoignent les mouvements de révolte tels celui des Gilets jaunes et autres hirak.

Notre pays est encore au stade d’une démocratie naissante avec tous ses maux. Les partis ressemblent plus à des factions poursuivant des intérêts personnels que ceux de la nation. Le résultat est désastreux. Depuis cette revendication de liberté et de dignité clamée en janvier 2011, les politiques se sont occupés de la forme de gouvernement au lieu de traiter les graves problèmes sociaux qu’on a laissés empirer. Près de trois ans perdus à réécrire une constitution qui s’est avérée plutôt problématique, les caisses de l’Etat ont été vidées, la voie ouverte à l’endettement sans fin, la cupidité et la corruption ont sévi voilà près d’une décennie, des gouvernements gonflés par une pléthore de ministres et assimilés, une fonction publique aussi pléthorique, des budgets de développement effondrés autant que le pouvoir d’achat des citoyens dont beaucoup ont trouvé refuge dans le trafic transfrontalier et autres activités informelles… Des élections se sont succédé avec à chaque fois une lueur d’espoir d’éradication de la pauvreté et de cessation des conflictualités entre «factions». Mais rien n’y fait, les maux sociaux, politiques et économiques se creusent et voilà que le Covid-19 vient rajouter une couche à une grave crise multidimensionnelle.

Cependant, en comparaison d’autres pays, les graves dangers de la pandémie ont été évités. Le gouvernement entre dans une phase de délectation de son succès et surtout de la discipline révélée du peuple durant le confinement, même si des écarts ont été relevés ici et là. Dans cette discipline, il y a un message dont ils se sont saisis. C’est que le peuple qui a peur se soumet aux ordres malgré les privations, les souffrances, l’appauvrissement et la colère. Une aubaine à entretenir, alors continuons à imposer la discipline. Le peuple est infantilisé et l’Etat paternel et sauveur distribue des aides de survie et affirme son rôle. Cependant, moins visibles sont les nouvelles pratiques de corruption comme ces automobilistes qui transportent des voyageurs au moment où les voitures de louage sont interdites de le faire. Il en est de même des conflictualités entre factions car dès qu’un politique monte dans les sondages, on fait vite de le rabaisser. L’attitude dominante étant adverse et revancharde, on retourne aux mêmes remises en cause des formes de gouvernance. Le juridisme de 2011 remonte à la surface et le débat tourne autour des limites des prérogatives institutionnelles, de la légitimité, de l’institution de la troisième république… Le goût démesuré pour le formalisme détourne l’attention des forces qui commandent la dynamique sociale, celles qu’il faut considérer pour adresser les véritables problèmes qui rongent la nation. Sans cela, on enfonce le clou de la crise par l’instabilité, les erreurs d’aiguillage des réformes…

Pourtant la pandémie a produit des effets positifs. Elle a montré l’importance du rôle de l’Etat que l’ultralibéralisme a tenté de réduire, la présence de compétences qui réussissent aussi bien dans la gestion de la pandémie que dans l’innovation, la capacité du peuple à respecter les règles lorsqu’elles sont bien présentées par le gouvernement, la parole donnée aux scientifiques qui sont écoutés aussi bien par les dirigeants que par les citoyens.

Pour sortir enfin de la crise, il faut croire en la résilience de notre nation. Il faut croire en ce que le processus démocratique même balbutiant a apporté. Ce processus a mis en évidence notre diversité qu’il faut considérer comme une richesse et non une raison d’adversité. Il faut reconnaître les compétences agissantes dans les différentes institutions, à commencer par le gouvernement, le parlement aussi, même si son image est plutôt ternie dans les entreprises, les organisations de la société civile, les capacités de notre jeunesse et sa créativité, notre économie diversifiée même mise à l’épreuve par la crise… Notre pays est loin d’être démuni, il est riche de son capital humain et de son patrimoine, en lui appartenant, nous devons nous autoévaluer positivement. Cela au niveau des attitudes sociales.

Naturellement, cela ne suffit pas de sortir de crise en l’absence d’un sens civique de l’intérêt commun. Il y a nécessité d’une vision largement partagée pour orienter la politique nationale. C’est au gouvernement de préciser sa vision et de communiquer là-dessus. Les médias qui ont tendance actuellement à se concentrer sur les querelles partisanes et le buzz des dysfonctionnements en tous genres auront alors une mission plus noble à accomplir en élargissant le débat sur la vision et les modalités de sa mise en œuvre. Au niveau de la base, les populations des gouvernorats, des délégations, des imadas, dans le cadre d’une vraie politique de décentralisation, devront contribuer à concevoir les méthodes et les moyens d’amélioration de leurs conditions de vie. L’esprit civique, la responsabilité partagée se développeront à travers la communication et la collaboration. Tel sera le levier de la progression dans le processus démocratique si cher payé.

Riadh Zghal