News - 26.05.2020

Fatma Marrakchi Charfi- Covid-19 : Quelles opportunités pour la Tunisie

Fatma Marrakchi Charfi- Covid-19 : Quelles opportunités pour la Tunisie

Par Fatma Marrakchi Charfi. Professeure Universitaire et Directrice du Laboratoire d’Intégration Economique Internationale- Relocaliser certaines activités ou rapprocher et diversifier les sources d’approvisionnement de l’Europe pour certains produits est un scénario probable suite à la pandémie du Covid-19. La Tunisie peut en profiter au niveau de certains secteurs et de certains services, mais encore faut-il il y travailler très activement afin de réduire les goulots d’étranglement et satisfaire certains préalables.

Ce sont là les principales conclusions du Webinaire organisé par le Laboratoire d’Intégration Économique Internationale en collaboration avec la Fondation Friedrich Naumann pour la Liberté, dans la soirée du vendredi 15 Mai 2020 et animé par l’universitaire et journaliste RTCI Anis Morai. Le sujet débattu a porté sur le thème «Covid-19 : Quelles opportunités pour la Tunisie dans une réorganisation des chaines de valeurs mondiales (CVM) ?» Le débat a regroupé, cinq économistes et experts tunisiens et étrangers qui se sont projetés vers un avenir après Covid-19, à préparer dès aujourd’hui.

Ouvrant le débat, sur le sujet, Fatma Marrakchi Charfi, Professeure Universitaire et Directrice du Laboratoire d’Intégration Economique Internationale, a expliqué en quoi les CVMs, cette forme «moderne» de l’échange international, a mis en exergue l’incapacité des pays, aussi développés soient-ils, de répondre rapidement à une demande accrue de certains produits tels que ceux nécessaires pour faire face à la pandémie. Le lien entre la fragmentation de la production dans la chaine de production mondiale entre plusieurs entreprises et pays différents et la pandémie étant établi, le débat est lancé sur les relocalisations et/ou le rapprochement des sources d’approvisionnement de certaines industries et de certains services. De l’avis de Fatma Marrakchi Charfi, des secteurs, tels que l’agroalimentaire et l’industrie pharmaceutique, peuvent profiter de cette nouvelle réorganisation au niveau des CVM, à condition que certains préalables soient satisfaits. Elle avance que, même si le positionnement de la Tunisie dans les CVMs a progressé ces dernières années, il faut travailler sur la politique de développement de la logistique en veillant à réduire très rapidement les goulots d’étranglement de la logistique d’exportation.

Au niveau des services, le secteur des Technologies de l'Information et de la Communication (TIC) reste un des secteurs les plus dynamiques sur la dernière décennie, et peut constituer un vrai levier de l’innovation. Elle conclut qu’il faut profiter de cette crise et penser à la transformation de l’économie tunisienne en la rendant plus agile, repenser les politiques industrielles et sectorielles et investir dans l’innovation, dans la technologie et dans la connaissance.

Jean-Marc Siroen, Professeur Émérite à l’Université PSL, Paris –Dauphine, a pour sa part souligné que le commerce basé sur les CVMs, tout comme le commerce international classique, tendent tous les deux, vers le ralentissement depuis le milieu des années 2000. Il explique cette tendance par, certaines relocalisations qui avaient déjà commencé à voir le jour bien avant la pandémie, la robotisation de certaines tâches dans les pays d’origine et par l’augmentation des salaires dans les pays émergents qui ont jadis profité de la délocalisation et par la montée du protectionnisme américain. L’intervenant défend l’idée que la proximité géographique pourrait conduire à une « régionalisation » des CVMs plutôt qu’à une « mondialisation » telle qu’elle était jusque-là privilégiée, car elle est considérée comme plus sécurisante. Il conclut que la Tunisie pourrait profiter de la délocalisation de certains services tels que celui des TICs, pour lequel, elle a une main d’œuvre très qualifiée et avec des salaires relativement modérés par rapport à ceux pratiqués dans les pays industriels qui vieillissent et qui pourraient connaitre des difficultés de recrutement.

De son côté, Férid Belhaj, Vice-président du Groupe de la Banque Mondiale pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, trouve que face à la pandémie, la Tunisie doit agir sur trois fronts simultanément qui sont la santé publique, les filets sociaux et le soutien aux PME qui constituent l’écrasante majorité du tissus économique du pays, notamment en leur assurant des lignes de crédit. Se projetant dans l’après Covid-19, il a défendu l’idée que les tunisiens doivent être ambitieux dans leur démarche, dans leurs projets et dans leurs politiques. Le développement du capital humain, l’encouragement des nouvelles technologies et l’investissement dans cette jeunesse impatiente et créative doit être la pierre angulaire de tout processus de changement. Férid Belhaj revient sur le renforcement de l’ouverture de la Tunisie sur son environnement économique proche qui est l’Europe bien sûr, mais aussi atteindre plus de profondeur dans la dimension africaine de la Tunisie. En conclusion, le panéliste revient sur l’importance du rôle de l’État qui est appelé à évoluer vers une fonction de régulation et de facilitation de l’activité économique. Dans un souci d’amélioration de la compétitivité et dans le cadre d’une modernisation agressive du fonctionnement de l’administration, la Tunisie doit résoudre les problèmes liés à la logistique portuaire et à la simplification des procédures administratives, douanières et autres. Selon Belhaj, la compétitivité dans un marché régional et global est une question de survie économique pour la Tunisie.

Isabelle Joumard, Économiste Principale et Cheffe du Bureau Inde et Tunisie au Département d’Économie de l'OCDE, trouve que la Tunisie a des atouts et son insertion dans les CVMs est prometteuse notamment dans le secteur pharmaceutique et celui des technologies de l’information. Toutefois, ces atouts sont menacés face à la prolifération des entraves réglementaires, dont les procédures administratives lourdes et les réglementations relatives à l’investissement étranger qui sont plus restrictives que celles des pays de l’OCDE ou celles de l’Égypte ou du Maroc. Elle pointe du doigt les délais de passage des frontières (douane et logistique des transports) souvent plus longs qu’ailleurs, ainsi que le déficit de compétences, alors que 28% des diplômés de l’enseignement supérieur sont au chômage.

Pour pouvoir profiter des opportunités que peut offrir la pandémie à la Tunisie, Isabelle Joumard, rejoint les autres panélistes en insistant sur les préalables qui doivent être satisfaits dont principalement la simplification des réglementations et des procédures administratives pour toutes les entreprises et une meilleure adéquation de la formation professionnelle aux besoins des entreprises dans un contexte de progrès technique rapide.

Enfin Riadh Ben Jelili, Directeur de Recherche à DHAMAN (Koweit), se focalise sur l’impact de la pandémie sur l’entrée des Investissements Directs Étrangers (IDE) en Tunisie et montre, en se basant sur des scénarios, que les entrées d’IDE en Tunisie seront fortement et négativement impactées. Les principaux secteurs touchés seront l'énergie, l'électronique, la fabrication mécanique et le tourisme. Face à ce grand défi, il défend l’idée que le décideur tunisien doit privilégier la résilience à l’efficience du tissu industriel.  Le mécanisme préconisé est l’adaptation des systèmes de financement des crédits à l’exportation. La Compagnie Tunisienne pour l’Assurance du Commerce Extérieur (Cotunace) qui opère depuis 1985, constitue un atout stratégique majeur que la Tunisie doit renforcer pour augmenter les performances à l’exportation et exploiter les nouvelles opportunités dans un environnement incertain. Pour ce faire, les préalables pour Riadh Ben Jelili sont au nombre de trois : il faut redéfinir des politiques industrielles et d’investissement et orienter les moyens limités de l’Etat vers les secteurs essentiels pour l’avenir (les technologies de l’information, les biotechnologies, les nanotechnologies, les technologies de l’environnement et l’énergie ou les matériaux de haute performance). De même qu’il faudrait aussi remodeler le paysage bancaire par des opérations de regroupement pour améliorer les modalités de financement de l’économie nationale. Enfin, il préconise d’intégrer pleinement les crédits à l’exportation et les institutions de garantie dans la stratégie de promotion des exportations.

Fatma Marrakchi Charfi
Professeure Universitaire et Directrice du Laboratoire d’Intégration Economique Internationale