News - 22.05.2020

Dr Mustapha Benjaafar : Le temps du changement !

Dr Mustapha Ben Jaafar

Apparu en République Populaire de Chine en novembre 2019, le virus Covid-19 n’a cessé de  se propager sur toute la planète A ce jour, on estime (comptage de l’AFP) que plus de 5 millions de personnes ont été atteintes, plus de 2 millions guéries, 335 000 décédées. Il ne s’agit pas de la plus forte pandémie de l’histoire – la Peste Noire de 1347-1352 a fait entre 25 et 40 millions de morts en Europe, soit entre un tiers et la moitié de sa population de l'époque, la Grippe espagnole de 1918-1919 a tué 20 à 30 millions de personnes en Europe et jusqu'à 50 millions à l'échelle mondiale, la Grippe asiatique de1956-1957 a causé deux à trois millions de morts dans le monde... Le Sida, apparu en 1981, a provoqué dans les années 2000 au plus fort de l'épidémie la mort de deux millions de personnes.

La Tunisie, n’a pas échappé à ces vagues d’épidémie, - seule la grippe espagnole l’a épargnée -, payant à chaque épisode un lourd tribut. Selon Mohamed-El Aziz Ben Achour - article paru dans le numéro de Leaders de mai 2020 – la population de Tunisie n’a pas été épargnée par les hécatombes liées à la peste, véhiculée par l’extension des routes commerciales vers l’Orient. La peste noire a marqué les esprits du 14 ème siècle, mais elle est réapparue regulierement tous les 10, 15 ou 25 ans jusqu’en 1930. A chaque épisode on a pu estimer que le pays aurait perdu entre le sixième, voire le tiers de sa population A cela se sont ajoutées les épidémies de choléra et le typhus à la fin du 19 eme siècle. Les premières tentatives  de confinement sont apparues au début du XVIIIème siècle mais ce n’est qu’au XXème siècle que ces épidémies ont été enrayées avec la création d’infrastructures médicales et la formation de leur personnel, une meilleure sensibilisation de la population et les réformes d’orientation progressiste de l’Etat des débuts de l’Indépendance. 

Avec la mondialisation, la crise sanitaire actuelle est vite devenue une crise globale systémique inédite dans l’histoire de l’humanité : tout s’est figé partout brutalement : la production, les échanges, les voyages…provoquant un énorme choc qui ne cesse de s’aggraver chaque jour davantage. On ne peut plus considérer cette crise comme uniquement sanitaire ou uniquement économique alors qu’elle a des causes et des conséquences politiques, écologiques, économiques, financières… 

Les retombées économiques et sociales sont lourdes dans la plupart des pays. Le confinement, mesure préventive contre l’extension exponentielle de la pandémie, privant des millions de travailleurs de leurs moyens de subsistance, a mis en valeur les inégalités dans le rapport au travail, entre ceux qui peuvent opérer en télétravail et les métiers difficiles et mal rémunérés qui ne le peuvent pas.

Ces inégalités se marquent au sein de chaque pays, entre pays riches et pays pauvres et entre les différentes stratégies de gestion de crise adoptées accordant la priorité soit à une vision de santé publique soit à une  vision économétrique.

Selon les prévisions de certains chercheurs - King’s College de Londres, Australian National University-, la pandémie pourrait faire basculer un demi-milliard d’habitants de la planète dans la pauvreté. Selon l’O.I.T., les pertes de revenus des travailleurs informels, - près de deux milliards de travailleurs dans le monde, devraient atteindre les 60 % à l’échelle mondiale, allant jusqu’ à 81 % en Afrique et en Amérique latine, vu l’importance occupée  par ce secteur. 
Dans cette crise il y a lieu de relever deux points nouveaux : d’un côté c’est la première fois que tous les gouvernements, ou presque, se sont entendus sur la nécessité d’agir pour sauver des vies et consacrer le retour de l’Etat, de l’autre le confinement a fait chuter de manière spectaculaire les émissions de CO2. dans plusieurs grandes agglomérations, encourageant les partisans de la lutte contre le réchauffement climatique à hausser la voix. 
La Tunisie a été frappée par le virus à partir du 2 mars 2020, dans une situation économique déjà difficile, avec un très fort endettement et des clignotants déjà  au rouge, une croissance de l’ordre de 1% en 2019  revue à la baisse pour 2020 avec un taux de -4,3%. L’inflation, toujours galopante (autour de 7.5%), s’accompagne d un très fort déficit de la balance commerciale.
Les incertitudes politiques ont aggravé la situation: en effet ce n’est que plus de quatre mois après les élections présidentielles et législatives qu’un gouvernement a pu être formé autour d’une plateforme commune avec une coalition rassemblant divers partis – essentiellement Ennahdha et des partis sécularistes de différentes sensibilités.
Mandaté à la fin du mois de février, le chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, ex-dirigeant du parti Ettakattol - social-démocrate-, s’est trouvé tout de suite confronté  à la crise du Covid-19. Fidèle à ses convictions - les droits, quels qu’ils soient ne peuvent s’accommoder  de la mort de citoyens- et soutenu par la majorité gouvernementale et de Kais Saied, le président de la République plébiscité lors du dernier scrutin, le chef du gouvernement a fait le choix courageux de résister à la tentation utilitariste, en privilégiant la santé à l’économie évitant ainsi de risquer la « saturation » du système de santé ( près de 500 lits de soins intensifs répartis entre publics et privés), et donc des taux de mortalité plus élevés. Les frontières ont été fermées et le confinement général décrété à partir du 22 mars 2020 avec couvre-feu de 18 heures à 6 heures du matin. Pour faciliter son combat contre la propagation du virus le Parlement lui a accordé, conformément à la Constitution, les pleins pouvoirs pour deux mois. Systématiquement branché sur l’avis de la communauté scientifique, le chef du gouvernement a été  soutenu par les organisations syndicales et patronales, l’abnégation des corps de santé, la forte mobilisation de la société civile et un grand élan de solidarité citoyenne. Cet élan de solidarité créative entre ingénieurs et médecins a permis l’éclosion de plusieurs initiatives permettant de pallier à la pénurie d’équipements médicaux de base : respirateurs, robots, masques…Cette réaction peut constituer une promesse pour l’après-Covid-19… 
Pour pallier aux handicaps du confinement qui paralyse un large pan de l’économie et prive une grande majorité de Tunisiens de travail et de revenu, le gouvernement a octroyé des aides aux catégories les plus fragiles comme les travailleurs du secteur informel et les familles nécessiteuses. D’autres mesures ont été prises afin de préserver le tissu économique et de préparer la reprise après la sortie de crise. Ainsi est il parvenu à un juste équilibre entre d’un côté la sauvegarde de la vie des citoyens, la préservation des emplois et le soutien aux entreprises et de l’autre l’amorce d’une anticipation judicieuse susceptible de  préparer le pays aux réformes structurelles prévues dans le programme du « gouvernement de la transparence et du regain de la confiance » 
Les résultats, rassurants, laissent penser que la situation est sous contrôle. Le premier cas de coronavirus a été registré le 2 mars. Le confinement général a été décidé le 22 mars et à la date du 21 mai, avec plus de 40000 tests effectués, on a enregistré 1 046 personnes atteintes, 883 guérisons et 47 décès. 
Plus de 10 000 Tunisiens ont été rapatriés de l’étranger. Au vu des résultats le gouvernement ne baisse pas la garde puisqu’il vient de décider d’alléger progressivement, à partir du 4 mai le confinement général en passant par des phases de « confinement ciblé » précédant et préparant la phase de dé confinement, le passage d’une phase à l’autre restant tributaire de l’évolution  de la situation sanitaire.

Quelles leçons tirer ? 

En tenant compte des diverses expériences de lutte contre le Covid-19  expérimentées depuis le début de la pandémie, il est désormais prouvé que les succès ont été enregistrés là où  l’Etat,  prenant au sérieux la métaphore de la « guerre contre le virus » a retrouvé  son rôle de stratège et assuré la coordination des circuits économiques permettant de traiter avec efficacité et célérité l’urgence sanitaire.
Des failles et défaillances ont été enregistrées, dues souvent à une sous évaluation de la gravité de la crise, allant parfois jusqu’à l’arrogance du déni. Elles ont mis en évidence le besoin impératif de solidarité nationale et internationale ; il nous faudra nous départir de nos égoïsmes et des vieux dogmes nationaux. Désormais, une chose est sûre : si nous ne gagnons pas la bataille tous ensemble, tous ensemble nous finirons par la perdre.
La question est alors de savoir si l’on va reproduire à l’identique le modèle existant ou si on doit le réinventer ?  Pour nous, socialistes et sociaux- démocrates, la réponse est claire. Le modèle actuel, fondé sur la croissance économique et le libre-échange globalisé est défaillant. Pendant des décades, l’homme a consenti ou subi des sacrifices sociaux, économiques, environnementaux au nom de la croissance érigée en dogme. La crise vient de nous démontrer la faillite de l’Etat minimal « small state » au service d’une économie entièrement soumise aux lois du marché. Nous avons vécu une illusion d’abondance, de liberté et de solidité.
Cette illusion s’est dissipée en quelques mois devant un coronavirus dévastateur face auquel les puissants ont été impréparés et les pauvres, comme toujours, désarmés.
L’Afrique est à cet égard particulièrement vulnérable. La pandémie de Covid-19 annonce un désastre humain et une dégradation de la situation économique  amplifiée  par un endettement insupportable.
Il faut tout faire pour tirer des leçons de la crise actuelle que ce soit dans le monde et particulièrement en Tunisie. Le pire serait de fermer la parenthèse et de revenir au statu quo en gardant le même modèle d’avant l‘apparition du Covid-19 : le virus est à incriminer, certes, mais il s’est développé dans un contexte tel que les  infrastructures ont été  incapables de lui faire face. Ces leçons sont adoptées par un nombre de plus en plus important d’hommes et de femmes appartenant à différentes familles de pensée : dirigeants politiques, syndicalistes, économistes, écologistes, intellectuels, philosophes, historiens… Elles devraient conduire à une prise de conscience collective pour rompre avec l’égoïsme et l’individualisme. 
Cette crise est un coup de semonce, une alerte sur l’état du monde. Loin de condamner une mondialisation inévitable, nous devons  réfléchir à ce qu’elle devienne  plus équitable et plus respectueuse de l’environnement Nous devons faire preuve de  lucidité pour tirer parti du négatif traversé, réagir et innover  pour aller vers un avenir meilleur. En revanche, si nous ne savons pas et n’osons pas changer nos modes de vie et nos organisations, nous connaitrons de nouveaux épisodes de terreur avec des monstres autrement plus violents que ce coronavirus.
Ce mouvement d’idées est largement perceptible en Tunisie. Notre chance est que le gouvernement actuel, guidé par un chef déterminé, est constitué d’une équipe  naturellement portée à lutter contre le véritable mal révélé par la crise : les inégalités. Le programme annoncé en février et confirmé dans ses grandes lignes lors de l’allocution télévisée du 20 mai, va dans ce sens, comportant des réformes structurelles prometteuses d’un nouveau modèle de développement. Nous attendons les détails prévus pour la fin du mois de juin, concernant ces mesures censées mobiliser nos ressources, remettre notre appareil productif en ordre de marche, réduire l’économie de rente, combattre la corruption et l’évasion fiscale… L’essentiel est que les difficultés et les souffrances engendrées par la crise n’ont pas changé le cap. 
Dans ce combat, tous ceux et toutes celles qui rêvent d’un avenir meilleur pour la Tunisie doivent se mobiliser. Les socialistes et sociaux-démocrates ont une responsabilité particulière. Cette crise globale et systémique est une opportunité historique pour engager la réflexion et l’action dans un processus commun, délibératif et démocratique  pour un vrai changement, une Tunisie nouvelle dans un monde de paix, de justice, de liberté et de prospérité partagée ?
 
Mustapha Benjaafar
Président Honoraire de l’Internationale Socialiste (IS)
Président de l’Assemblée Nationale Constitutionnelle(ANC) Tunisie 2011-2014
 
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2 Commentaires
Les Commentaires
Sami hachicha - 22-05-2020 17:29

Bonjour, votre article est riche, j'aimerais pouvoir partager votre optimisme

Jamel Bou - 22-05-2020 21:05

Une analyse simpliste de Ben Jaafar. Il devrait prendre sa retraite depuis longtemps. Il défend son protégé Elyes Fakhfekh. Analyse grossière, partiale c'est honteux. Il n'y a pas d'autres mots.

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