News - 09.05.2020

Fatma Marrakchi Charfi : Quel repositionnement de la Tunisie dans la réorganisation des chaines de valeurs mondiales après le Covid 19?

Fatma Marrakchi Charfi : Quel repositionnement de la Tunisie dans la réorganisation des chaines de valeurs mondiales après le Covid 19?

Fatma Marrakchi Charfi - La pandémie du Covid 19 était initialement une crise mondiale sanitaire, mais qui a très rapidement évolué en une crise économique et sociale qui a touché tous les pays du monde à des degrés différents mais surtout les plus intégrés d’entre eux. Les arrêts de production ont touché les grandes puissances économiques mondiales, d’une manière brutale et soudaine et la dépression économique généralisée n’est plus une crainte mais une réalité. Au même titre que ses partenaires, la Tunisie a subit de plein fouet la crise du Covid 19 qui est une crise réelle dans le sens qu’elle a touché le secteur réel tant du côté de l’offre que du côté de la demande.

En effet, la crise actuelle est le résultat de deux chocs simultanés, un choc de la demande (baisse de la consommation, de l’investissement et des exportations) et un choc de l’offre dû à l’arrêt de la majeure partie des activités industrielles et des activités tout court. Le défi est ainsi double, d’une part il faut sauvegarder le tissu industriel, aider les entreprises à résister à la crise et à être résilientes pour préserver les emplois et être prêtes pour l’après Covid 19; d’autre part il faut protéger les ménages les plus vulnérables et tous ceux qui risquent de perdre leur emploi.

Des mesures de court terme, sous forme d’appui aux entreprises et aux ménages ont été prises par le gouvernement et par la banque centrale de Tunisie. Ces mesures sont critiquées, car non seulement jugées insuffisantes et en deçà des attentes mais surtout parce qu’elles ne sont pas à la hauteur de cette pandémie et les dégâts qu’elle peut occasionner. D’un autre côté, d’autres justifient les 2,5 milliards DT alloués par le gouvernement, qui représentent moins de 2,5% du PIB, par les moyens très limités de l’Etat. Par ailleurs, nous savons que la Tunisie avait déjà des difficultés de financement bien avant le Covid 19. Pourtant la résilience du tissu industriel est très importante pour ne pas avoir à attaquer la nouvelle phase avec des entreprises fragiles et fragilisées.

Du côté sanitaire, la crise semble être jugulée pour le moment et le nombre de guérisons commence à être supérieur au nombre de nouveaux cas détectés.  Ainsi, il semble qu’on soit vers la fin de cet épisode mais toujours en maintenant toutes les précautions de protection et de distanciation nécessaires et en étant très vigilants par rapport une éventuelle deuxième vague. Ainsi, dès qu’on retrouve une certaine « normalité » il faut être prêt pour l’après Covid 19.
En fait, l’après Covid 19 c’est demain et il faut s’y préparer à l’avance et dès maintenant. Plus on est agile et réactif et plus on peut anticiper ce que sera le monde de demain, et saisir les opportunités qui peuvent s’offrir à nous. Comment s’insérer dans une nouvelle réorganisation des chaines de valeurs mondiales ?

On parle d’une nouvelle réorganisation des chaines de valeurs mondiales, car la crise du Covid 19 nous a montré les limites de la dépendance d’une seule source d’approvisionnement notamment concernant les médicaments, les respirateurs de réanimation, les masques médicaux etc … Cette dépendance remettra-t-elle en cause la délocalisation ? En effet, certains parlent de relocaliser certaines activités en Europe, d’autres parlent de diversification des sources d’approvisionnement ou de régionalisation de la production. Dans cette nouvelle configuration où se situera la Tunisie ? Y-a-t-il de nouvelles opportunités à saisir ? Si oui, que faut-il faire dès à présent pour s’y préparer ?
Depuis les années 70, la Tunisie s’est insérée dans cette chaine de valeurs en se positionnant dans des activités de sous-traitance et en essayant d’attirer des investisseurs étrangers dans ces activités. En effet, notre pays est intégré dans la chaine de production mondiale et y participe en important les intrants principalement de la France, de l’Italie, de l’Allemagne et de la Chine, en faisant de l’assemblage et en revendant des produits finis à ses partenaires européens. Aujourd’hui, est ce que la crise du Covid 19 ne représente-t-elle que des risques ? Ou bien la perspective d’une nouvelle réorganisation des chaines de valeurs mondiales peut-elle constituer une opportunité pour la Tunisie ? Et dans quelle mesure ?

Il ne faut pas se leurrer, la crise du Covid 19, présente de grands risques,

D’abord, si le gouvernement et la banque centrale ne font pas assez et suffisamment aujourd’hui, nous risquons de perdre la guerre économique contre le virus, par la dislocation du tissu industriel tunisien. Nous courons aussi un risque social sérieux avec les pertes potentielles d’emplois, la perte de pouvoir d’achat suite à l’inflation et l’indemnisation insuffisante des ménages vulnérables.

Si l’offre des biens et services n’est pas suffisamment élastique par rapport à la demande, il y a un risque d’augmentation de l’inflation, qui, accompagnée d’une stagnation de la production, aboutira à une stagflation. Cette situation est la hantise des économistes car difficilement gérable et socialement insupportable.

Si la reprise tarde à venir en Tunisie et chez ses partenaires, on ne parle plus de reprise en V, mais une reprise en U qui est à craindre. C’est-à-dire que les taux de croissance négatifs persistent pour deux ou trois années. Le scénario prévu pour le FMI est un scénario en V où la reprise du moins chez les pays européens semble être pour 2021. En effet, d’après les prévisions du FMI, les taux de croissance pour 2021 pour la zone euro est de +4,7% (5,2% pour l’Allemagne, 4,5% pour la France et 4,8% pour l’Italie). Toutefois, il n’est pas évident, que c’est ce scénario qui aura lieu et la reprise pourrait être en U et plus la branche inférieure et horizontale du U s’allonge plus la reprise sera compliquée et pénible.

Au-delà des risques cités, sans être exhaustive, cette crise peut aussi présenter des opportunités dont les suivantes me paraissent les plus pertinentes:

D’abord, il faut saisir cet élan de digitalisation au niveau de l’administration (la distribution des aides sociales) et au niveau des banques (mobile payment) que nous observons de nos jours. La digitalisation des différentes opérations d’achat et de vente de biens et de services, de l’immobilier, de paiement des impôts, d’enregistrement des contrats et le paiement digital d’une manière générale, offrent une grande traçabilité des opérations. La digitalisation constitue un rempart contre la corruption qui gangrène l’économie tunisienne. Tout doit être digitalisé pour améliorer la collecte de l’impôt et élargir l’assiette imposable dont on parle d’une manière répétitive, sans pour autant parvenir à le faire. Cet élan de digitalisation sur lequel on doit bâtir doit être accompagné de simplification des procédures administratives, que ce soit pour le citoyen ou pour les entreprises. Cet effort doit être exploité pour aller dans le sens du ciblage des subventions alimentaires et énergétiques et l’établissement de l’identifiant unique qui se fera grâce à l’inter-portabilité des différentes bases de données de la CNAM, du Ministère des affaires sociales, du Ministère des affaires locales … Ainsi un système d’Information intégré de l’Etat tunisien doit être érigé au niveau d’un projet national, chapeauté par la Présidence du gouvernement pour pouvoir mener à bien ce grand projet transversal. Ce dernier permettra aussi d’inclure une grande partie de l’informel dans le secteur réglementé, de lever plus d’impôts et d’éviter le gaspillage dans le système des subventions et à encourager l’inclusion financière.

Toujours dans la digitalisation, un grand nombre de nos ingénieurs qui sont très compétents et compétitifs sont de plus en plus attirés et demandés par l’Europe.  Ces derniers ainsi que d’autres prestataires de services pourront exporter leurs services à partir de la Tunisie, payer leurs impôts en Tunisie quand la réglementation des changes évoluera dans le sens de permettre à ses fournisseurs de services, d’ouvrir des comptes en devises et de les gérer librement

Le développement du télétravail pendant le confinement et la familiarisation avec ces nouvelles méthodes de travail, peut aussi développer l’exportation des services en ligne tels que les services d’e-santé, l’enseignement à distance avec des certifications potentielles et les formations à distance. On peut ajouter à cela le e-commerce qui s’est répandu dans cette période de confinement et qui peut aussi permettre de contrôler les circuits de distribution.

Par ailleurs, la chaine de production dans le monde connaitra certainement des transformations et la question de l’insertion de la Tunisie dans la nouvelle organisation des chaines de valeurs mondiales se pose. La crise du Covid 19 a bien montré au monde le danger de la rupture d’approvisionnement et de la limitation des fournisseurs à un seul pour certains produits. En effet, les délocalisations en Chine se sont avérées dangereuses pour l’Europe notamment dans les secteurs stratégiques comme l’industrie pharmaceutique, prouvant que les pays développés étaient dépendants de la Chine sur le plan sanitaire. Il faut aussi relever que la Chine détient le monopole de production des composantes essentielles à l'ensemble de l'industrie électronique et de communication. La crise sanitaire a agi comme un révélateur de cette dépendance et la Chine, dite « l’atelier du Monde », ne sera probablement plus dans cette position après cette crise. Ainsi, on entend de plus en plus parler de relocaliser (aux USA, en Europe …) de certaines activités qui ont été auparavant délocalisées, dans des pays émergents ou en voie de développement. L’Europe par exemple, (notre premier partenaire), doit assurer la sécurité de ses approvisionnements en diversifiant ses sources. Les relocalisations peuvent être une bonne stratégie pour elle, mais elles ne sont pas toutes toujours possibles et rentables. L’Europe peut ne pas avoir les compétences pour tout relocaliser, ni les brevets nécessaires, ni le savoir-faire, ni les prix compétitifs. L’alternative peut être dans la diversification des sources d’approvisionnement dans une zone géographique plus proche, tel qu’en Tunisie où les coûts restent faibles, avec une main d’œuvre compétente. Ainsi, la Tunisie aura toutes les chances d’approvisionner l’Europe.

Globalement, la fourniture des services (TIC, santé etc …) aura toutes les chances d’être délocalisée de l’Europe vers les pays voisins du sud de la méditerranée tel que la Tunisie, encore faut-il adapter le code change. Concernant la production des biens, les secteurs qui seront probablement relocalisés ou rapprochés et qui profiteront de la nouvelle configuration seront les secteurs des produits pharmaceutiques, des produits agroalimentaires et des produits de l’industrie mécaniques et électriques. Par ailleurs, si les pays d’Europe pensent à relocaliser certaines activités, elle sera probablement motivée par l’accélération de la robotisation des chaînes d’assemblage, la hausse des coûts de transport dans certains secteurs, ou encore les problèmes de délais de livraison, de qualité ou de sécurité des produits délocalisés.

Ce «come-back» régional constituera une stratégie de substitution pour les entreprises, afin de ne plus dépendre d’une seule source d’approvisionnement et de courir le risque d’être en rupture d’approvisionnement. En fait, s’assurer d’une ou de deux sources additionnelles en méditerranée permet aux européens d’être plus résilients par rapport aux chocs externes. La Tunisie peut trouver de nouveaux marchés et de nouvelles opportunités d’exportation, mais devrait aussi travailler à améliorer sa position dans la chaine des valeurs mondiales, en essayant de capter plus de valeur ajoutée. Le site Tunisie peut rester attrayant pour les investisseurs vu la compétitivité–prix et la proximité géographique par rapport à l’Europe. Investir dans la compétitivité hors prix, dans l’innovation et dans l’économie du savoir et de la connaissance, serait encore meilleur et il faut y travailler dès aujourd’hui, pour améliorer le positionnement de la Tunisie.

Fatma Marrakchi Charfi
 

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2 Commentaires
Les Commentaires
Touaguine Mohamed Ben Ali - 09-05-2020 21:20

Par contre certains pays ont épargné car toute mouvement est paralysé qui implique que la consommation des matières achetés en devise sont réduits presque à 80 % . me semble que toutes prestations de service sont gelés les cafés ,les hotels le transport de tout catégorie toutes les dépenses de ces services sont en devise . Ovid 19 a instauré une discipline dans les milieux populaire et l'état reprendre sa crédibilité . .

Amor Chermiti - 09-05-2020 23:41

Mes sincères félicitations, chère Madame, pour cette analyse visant une projection de la Tunisie pour l'ère "Post-Covid 19", dans des circonstances où les politiques ne visent que l'immédiat et le court; alors que le plus important est surtout l'impact de cette pandémie sur tous les secteurs économiques.

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