Opinions - 13.01.2020

Monji Ben Raies : Du rôle d'un président de la République dans un régime démocratique (l'exmple de la Tunisie)

Monji Ben Raies

«Les idées justes sont individuelles, les idées fausses et superficielles sont de masse» disait Alexandre Zinoviev (1922-2006, philosophe, écrivain, logicien russe).

Il y a un temps pour la victoire et un temps pour la défaite; mais il n'y a pas de temps pour l'inaction. Perdre n'est en rien honteux, si l’on sait gérer sa défaite, afin d'aller de l'avant et de poursuivre le témoignage et le combat pour la vie. Entraîner les autres vers un but commun est question de personne. Le leadership est un processus d’identification dans l’illusion d’une synthèse entre pluralité et désir d’unicité, d’ordre chimique, pour l’inconditionnalité de l’adhésion, ou d’ordre affectif, pour l’adhésion par admiration. Le processus résulte d’un jeu de miroir entre une personne et un public de militants, de sympathisants, et d’apolitiques, non engagés, indécis, fluctuants dans leurs opinions.

Les critères qui permettent de qualifier un leader politique ou un chef d'État, d'homme fort ne s’entendent pas de la force physique. Un président ou un leader ne s’assimile pas à un gladiateur ou, capable de terrasser son adversaire par sa seule force musculaire. Une condition de la force d'un chef d'État est le courage, au sens d’une capacité à surmonter sa peur du risque pour le bien de tous. Mais le savoir prendre des risques doit s'arrêter au pied du mur de la témérité, comme démesure car elle peut devenir source de graves déconvenues. Ainsi, le Liban ne s'est pas encore remis des effets néfastes de l'aventurisme téméraire, politico-militaire, qui marqua les années de la guerre civile, notamment entre 1988 et 1990.

La Tunisie a connu des leaders forts à la tête de l'État, force issue d'une légitimité historique ou d’une représentativité de l’autorité et de la contrainte armée. Mais la flamme du leadership politique s’est éteinte avec le crépuscule d’une génération. Les hommes politiques qui se sont hissés au pouvoir depuis l’avènement de la ‘’seconde République’’ bénéficieraient, dit-on, de l'opinion favorable de la majorité des citoyens. Rien n'est moins sûr si on utilise, comme grille de lecture de la popularité, les dernières élections nationales et locales, qui constituent, qu'on le veuille ou non, un excellent et fiable révélateur d'opinion. On se souviendra longtemps des taux d’abstention records des électeurs, notamment en milieu urbain, et dans la population jeune. Mais l'électorat a préféré l'option du traditionnel establishment sectaire et féodal à celle d'une certaine modernité sécularisée. Les appareils des partis devraient longuement méditer les résultats des élections présidentielles, législatives de 2019 et comprendre qu'on ne peut plus s'adresser à la population, au XXIème siècle, en ruminant sans cesse des arguties et des slogans d'un passé en agonie avancée.

La force affirmée du chef de l'État ne réside pas non plus dans sa capacité à savoir imposer l'élémentaire respect de la règle constitutionnelle, dans la mesure où le Président de la République, n’a plus l’exclusivité du serment sur la Constitution, qui contrôle l'ensemble du pays, de ses institutions et de sa vie publique. La force du Président de la République est certes celle de la Constitution et non la sienne propre ; ainsi que celle du respect des règles constitutionnelles. La périodicité de toute action, conformément aux prescriptions prévues par la Constitution, est infiniment plus importante, afin de ne pas la violer. En revanche, la puissance du chef de l'État, elle, ne prend pas sa source dans sa personne et encore moins dans son poids institutionnel et/ou confessionnel, mais dans la souveraineté de l'ensemble du peuple, ce peuple tunisien qu'il est le seul à incarner dans toute sa plénitude. Quant à la grandeur, elle lui vient de sa capacité personnelle à agir selon une vision d'ensemble cohérente qui lui permet, en permanence, de prendre de l'initiative dans le cadre d'une ligne politique claire ; de faire en sorte que l'État, ses institutions et ses commis soient en permanence des acteurs qui agissent et non de simples entités qui réagissent aux événements qui, comme le vent, soufflent autour du pays. Force est de constater que nul n'est fort depuis l’insurrection de 2011, sauf l'étranger, qui ne sert qu'à prendre le pays à la gorge et isoler la Tunisie, encore plus, au milieu de son environnement régional. On aurait aimé revoir le rayonnement de la Tunisie, honorée parmi ses pairs arabes comme auparavant, lorsque l’Etat avait une ligne de conduite claire de sa politique étrangère et une diplomatie pertinente. La force du président est aussi et avant tout dans la haute estime que les autres Etats ont eue à l'égard du pays et de sa population perçus comme modèle à suivre. Tel n'est plus le cas. Le repli sur soi effectué par les différentes législatures, doublé du manque absolu de vision et de référent moral de toute la classe politique, est à cet égard suicidaire. L'impression que des siècles de civilisation partent en fumée, à travers les mailles des réseaux sociaux.

Les ténèbres de l'âme humaine, bien réelles, s'étalent devant nos yeux avec une insolence arrogante jamais atteinte. Le discours politique n'est désormais, tout au plus qu’un monologue pour ne pas dire un babillage d'enfant de maternelle qui n'a pas encore compris qu'il existe quelque chose d’autre, en dehors de lui et qu'on appelle le peuple et le monde, les autres. Se promener sur les réseaux sociaux est édifiant d’étonnement. Facebook et Tweeter seraient devenus des substituts virtuels de l'inconscient humain global. A-t-on encore besoin du divan de la psychanalyse lorsque les pulsions les moins avouables, parce que les plus haineuses, sont ouvertement exprimées avec une telle transparence de l'inconscient ? il ne reste que cette désagréable impression de vivre dans une sorte de réalité inversée, un peu à l'image de l’univers étrange de la « double-pensée » que décrit George Orwell dans son roman « 1984 ». Il suffit d'écouter le bavardage, ou « chat », politique des grands et des moins grands de ce monde. Le temps des grands orateurs, des tribuns de qualité qui parvenaient à convaincre leurs auditoires n'est plus. Aujourd'hui, nous avons tout juste droit à quelques personnalités narcissiques, à l'ego surdimensionné, qui ne se préoccupent pas de tenir un discours cohérent à l'éloquence élémentaire. Leur verbiage, est fait d'une séquence de phrases affirmatives, linéaires, élémentaires, dépourvues de tout relief dialectique. Que ce soit du haut d'une tribune ou sur les media, on a l'impression que le processus mental se déploie, indépendamment de tout contenu, selon une incessante répétition des mêmes clichés stigmatiques, même si parfois ils semblent se revêtir des oripeaux d'une certaine rationalité querelleuse et sophiste, dont la raison d'être est de justifier ce qui est moralement injustifiable. Un tel processus mental semble jaillir des abîmes de l'être et fuse d’un trait, sans traverser le filtre des images rationnelles de la psyché, porteuses de sens, ou des catégories rationnelles de la pensée. Il est simplement là. La rancoeur qu'il charrie n'a pas besoin de dialoguer. Elle s'étale, elle s'affirme, inconsistante. Face à cela, on demeure pantois devant ce qui ressemble à une réalité virtuelle de l'entendement, à savoir le vide mental, celui de la pensée unique.

Chacun de nous est conscient qu'il porte en lui quelque chose d'ineffable qu'on appelle dignité et honneur, et que ces valeurs sont partagées par tous. C'est au nom de cette dignité éminente de l'homme et de l'honneur de notre nature qu'il ne faut pas désespérer. Nous finirons par remonter la pente parce que nous sommes des citoyens libres. Il nous faut seulement apprendre à dire non à celui qui veut porter atteinte à notre dignité, à celui qui veut nous discriminer en valeurs, à celui qui veut nous imposer des lois non faites par les hommes. Dire non à la déraison nécessite beaucoup de courage parce qu'une telle attitude va à l'encontre du climat ambiant. Certains diront que l'idéal fait sourire tant il est inapplicable en ce monde. Mais le psychisme collectif pourrait, ainsi, mieux se libérer du repli identitaire et s'ouvrir un peu plus vers un esprit de citoyenneté.

Les extrêmes politiques, profane ou religieux, ont appris à faire bon ménage avec la démocratie. De plus, ils savent désormais comment l'utiliser à leur avantage. D’autant que la mondialisation de la révolution médiatique permet un plus grand impact, en termes de populisme, plus efficace que les discours stigmatiques et les autodafés. Le populisme dont on parle beaucoup aujourd'hui n'est pas un choix, c'est juste une émotion collective induite soit par des meneurs charismatiques et démagogues, soit par les images et les informations des réseaux sociaux, sur lesquelles il n’est aucune prise. « Les idées justes sont individuelles, les idées fausses et superficielles sont de masse » disait Zinoviev. Ainsi dilué, ou instrumentalisé, l'individu séparé de lui-même se soumet à l'ethos du groupe ou à l'autorité du meneur. C'est peut-être en cela que l'espoir dans un retour du politique, en tant que recherche permanente du compromis, n'est pas perdu, même si nous devons traverser l'ère des masses, comme cela semble être le cas aujourd'hui, une phase de transition qui s'annonce particulièrement floue, turbulente et douloureuse.

Face aux injustifiables atermoiements qui entachent le processus de formation du prochain gouvernement, et surtout « l’irresponsabilité » des protagonistes en présence, il est de plus en plus irresponsable de garder la Tunisie sans un gouvernement crédible et effectif. Et contrairement à ce qu’aurait espéré la population, les protagonistes impliqués dans les tractations semblent complètement déconnectés de la réalité. Ils continuent de faire la sourde oreille.

Jamais l'influence des partis politiques n'aura été aussi dévastatrice et n'aura hypothéqué autant la vie publique. Les concepts mêmes de démocratie, de régime parlementaire, voire d'État de droit, se retrouve remis en cause. Le peuple souverain, l'État-nation et ses institutions, toute la vie publique sont les otages de partis monolithiques, n’arrivant pas à s’exprimer d'une seule voix ; des coquilles vides entre les mains d'un pouvoir occulte ; la Constitution ? Un texte que l'on peut interpréter à sa guise, en fonction, non du bien commun, mais d'intérêts factieux. Mais l'essentiel réside dans des choix politiques de première importance et la vigilance impérative de l'opinion publique. La caste politique ancienne est à l'agonie et les hommes du passé rendent l'âme, sans que ne soient versées de larmes sur leur sort. La Tunisie demeure un projet à construire. Cette Tunisie appartient à une jeunesse qui doit être libérée des vieux carcans, moderne, confiante dans ses capacités individuelles, amoureuse de ses libertés, imperméable aux superstitions de l'imaginaire, indifférente aux mensonges de l'identitaire, résolument non violente, respectueuse du pacte contractuel du vivre-ensemble et exigeante en matière de droits humains. C'est cette jeunesse qui doit assurer la pérennité du projet car l'avenir lui appartient.

Une défaite demeure un moment éphémère dans la vie des peuples ; mais la recherche du bien commun est un effort constant, avec des idéaux et valeurs de l'esprit citoyen. Le destin de la Tunisie de demain, son retour à la vraie souveraineté, la protection des libertés, est l’héritage que nous devons léguer pour la jeunesse et les générations futures.

Monji Ben Raies
Universitaire, Juriste,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar,
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis

 

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