News - 07.01.2020

Une Rencontre Virtuelle entre un Cheikh et un Philosophe musulman imaginée par l'universitaire Sami Bibi

Une Rencontre Virtuelle entre le Cheikh et le Philosophe Sami Bibi, universitaire

Bienvenue à notre rencontre sur « l’Apparent et le Caché dans le Coran », M. YS! dis-je en lui faisant signe de s’asseoir sur le fauteuil juste en face de moi.

Après avoir salué à la ronde tous mes convives, M. YS s’assit et inspecta les personnes présentes dans la salle, sans rater personne. Son regard s’arrêta enfin sur M. RG. Les deux hommes se connaissent très bien. Ils se regardèrent une minute entière en silence, mais je ne pus éviter de me demander ce que chacun pensait de l’autre, tant ils sont si différents. Le cheikh est probablement l’homme le plus puissant du pays depuis une dizaine d’année. M. YS est probablement l’un de ses philosophes les plus brillants. Sa notoriété dépasse les frontières nationales et il cumule savoir et sagesse. 

Les deux hommes partagent, toutefois, un point commun : ils ont une excellente connaissance du Coran, même s’ils s’opposent diamétralement au niveau de son interprétation. Le cheikh défend une interprétation littéraliste; tandis que le philosophe défend une interprétation allégorique... 

J’offris à M. YS un jus d’ananas, des raisins, et des dates farcies au beurre et aux amandes, qu’il accepta avec joie et beaucoup de reconnaissance. Quand je lui demandai de se dévoiler à mes convives, il se présenta comme étant un homme en quête de savoir pour réduire l’étendue de son ignorance. Il ajouta que dans le seul savoir, bien plus que dans les rituels, réside l’adoration de Dieu et la compréhension de sa volonté. Sinon, pourquoi le premier mot révélé à notre prophète fut « IQRA-A »?

As-tu pu la combler un tant soit peu? demandai-je sur un ton badin.

Un sourire sincère apparut sur son visage en hochant la tête : en effet, avec l’aide de l’Omniscient, chaque jour j’apprends une nouvelle chose. Celle-ci m’aide à mieux comprendre qu’une ignorance savante est supérieure au savoir ignare!

M. RG réagit par un sourire narquois qu’il ne tentait même pas de dissimuler : Je ne comprendrais jamais pourquoi vous, les philosophes, rendez la vie si compliquée. Si tu veux bien comprendre la volonté de notre Dieu SWT, pourquoi ce passage déroutant par les fondements de la philosophie grecque? Ses maîtres fondateurs ne sont-ils pas des apostats? Notre civilisation arabo-musulmane ne regorge-t-elle pas de maîtres hors pair? Qui peut prétendre faire mieux qu’Ibnou Malik qui a pratiquement tout expliqué depuis le 7ème siècle? De Ibn Hanbal et Tabari au 9ème siècle, Ibn Taymiyya au 13ème siècle jusqu’à Sayyid Qutb et Hassan Al-Banna au 20ème siècle?

M. YS hocha la tête, l’air calme, et resta un moment silencieux. Puis il regarda les yeux dans les yeux M. RG, le visage humble et souriant, la voix mesurée:

Je vois que vous avez volontairement omis de citer Al-Hallaj, Al-Kindi, Ibnou Arabi, Ibnou Rochd, Abou Hayyan Al-Tawhidi, Ibnou Khaldoun, Jamal Eddine Al-Afghani, Mohamed Abdou, Taher Haddad...
Ils sont tous des hérétiques répliqua M. RG en coupant sèchement la parole à son interlocuteur. Leurs écrits sont blasphématoires… Essayez-vous de nous dire que nous ne pouvons jamais trouver Dieu si nous nous limitons à l’application stricte de ses ordres énoncés dans le saint Coran et traduites en lois et règlements par le Salaf bien guidé dans la Sharia? C’est absurde! Tout le monde n’a pas besoin de chercher midi à quatorze heures pour saisir les secrets de la création.

L’air serein et confiant, M. YS répondit : sans doute n’ai-je pas été bien compris M. RG. Je n’ai pas voulu dire qu’on ne peut trouver Le Créateur en se limitant à la lecture du Coran. C’est certainement possible. Il y a bien des gens qui n’ont pas eu la chance de lire Épicure, Ibn Khaldoun, Roumi, Spinoza, Nietzche… Pourtant, ils sont allés très loin dans la compréhension de la finalité de la création.
Exactement! Confirma M. RG d’un air triomphant.

Mais son sourire disparut quand il entendit ce que M. YS ajouta:

Ce que je voulais dire, M. RG, c’est qu’on peut raccourcir le chemin vers L’Unique si on comprend que la philosophie séculaire héritée des Grecs doit être comprise comme une tentative de rendre compte de l’unité divine et du respect que l’Homme Lui doit, tels qu’on les trouve dans la révélation sous le nom de TAWHID.  Mais les gens comme vous, qui cherchent à prendre le pouvoir en vendant la religion n’ont pas de religion. Ils considèrent comme hérétiques ceux qui mettent au jour quelques propositions nouvelles; car celles-ci menacent leur trône. Ils les considèrent comme tels car leurs auteurs possèdent des vertus qu’ils n’ont pu atteindre, et dont ils sont bien loin. C’est leur seul moyen de défendre leur pouvoir usurpé au nom de la religion alors qu’ils sont sans religion. En effet, celui qui utilise une chose pour atteindre un objectif de l’ici-bas la vend, et celui qui vend une chose ne l’a plus. Vous comprenez donc pourquoi celui qui utilise la religion pour atteindre le pouvoir, et non pas la quête exclusive de la satisfaction divine, n’a plus de religion. La vérité à laquelle on accède par la philosophie, dès lors qu’elle inclut la connaissance du Sublime, est donc utile, quoi qu’en disent les théologiens.

Alors tout notre héritage exégétique, à commencer par Ibnou Malik, Ash-Shâfii et j’en passe, n’a aucun mérite à vos yeux? demanda M. RG.

Les versets coraniques transcendent l’espace et le temps, répondit M. YS. Par contre, leurs interprétations exégétiques appartiennent à leur temps. Selon l'exégèse de la tradition, par exemple, le musulman est supérieur au non-musulman, l'homme libre est supérieur à l'esclave, l'homme est supérieur à la femme, la main du voleur doit être coupée… Eu égard au contexte politique, social, culturel, scientifique et géographique des musulmans du 8ème et 9ème siècle, ces interprétations sont légitimes et même louables.  Considérer ces interprétations comme étant toujours valables au 21ème  siècle, c’est leur conférer une sacralité qu’elles n’ont pas. C’est une nouvelle forme d'associationnisme tant blâmée par le Coran.  Il ne m’effleure même pas l’esprit de minimiser l’apport de Ibnou Malik, Ash-Shâfii, Boukhari, etc. Mais je ne les prends pas pour seigneurs en dehors du Bienfaisant. 

Mais M. RG n’était évidement pas de cet avis. Vous, les philosophes, rendez trop compliqué des choses élémentaires. Pourquoi tant de divagations? Les humains sont des êtres simples aux besoins simples. Il revient à l’État de connaitre leurs besoins primaires et de s’assurer qu’ils ne se dévoient pas. Cela exige, en premier lieu, une application stricte de la loi. Et y-a-t-il mieux que le Coran, l’expression incréée de Dieu, comme source première de législation de nos lois?

Même si le Coran reprend verbatim la parole du Clairvoyant, chaque lecteur le comprend à un niveau différent, parallèle à la profondeur de sa compréhension et de ses connaissances répliqua M. YS. Il y a plusieurs niveaux de discernement. Le premier est la signification apparente, et c'est celle dont la majorité se contente. Ensuite, il y’a plusieurs niveaux intérieurs dont la profondeur augmente à mesure que leurs auteurs sont doués de sagesse et de savoir (Sourate 10, verset 5). Le dernier niveau est si profond qu’on ne peut jamais le décrire avec des mots. Il est donc condamné à rester indescriptible; N’est-ce pas seul Le Formateur connait l’interprétation parfaite du Coran? (Sourate 3, verset 7) Les érudits comme vous et les exégètes qui se concentrent sur la sharia connaissent la signification apparente. Seuls les prophètes puis les auteurs ayant un niveau de sagesse et de connaissance très important réalisent que les versets du Coran sont indescriptibles avec les mots : «Dis: Si la mer était une encre [pour écrire] les paroles de mon Seigneur, certes la mer s'épuiserait avant que ne soient épuisées les paroles de mon Seigneur, quand même Nous lui apporterions son équivalent comme renfort.»  (Sourate 18, verset 109)
Voulez-vous dire qu’un philosophe ordinaire comme vous peut avoir une meilleure compréhension du Coran que Ibnou Malik, Ash-Shafii, Tabari et pourquoi pas notre Prophète lui même? demanda avec un ton acéré M. RG en tapant du doigt sur la table juste devant lui. Faites attention, mon ami! La frontière est mince entre votre position et le pur blasphème.

Qu’est-ce, exactement, un pur blasphème? demanda M. YS à M. RG. Rappelez-vous l’histoire de l’homme vertueux à qui Dieu avait donné une grâce et une connaissance que le prophète de son époque, Moïse, n’avait pas (Sourate 18, versets 65-82).  Mais pour vous répondre encore plus précisément sur la question du blasphème, permettez-moi, M. RG, de vous raconter plutôt une autre histoire sur ce même prophète, à qui Dieu avait dit : «O Moïse, Je t'ai préféré à tous les hommes, par Mes messages et par Ma parole. Prends donc ce que Je te donne, et sois du nombre des reconnaissants» (Sourate 7, verset 144).
Un jour, Moïse marcha seul dans les montagnes quand il vit un berger au loin. L’homme fut à genoux, les mains levées vers le ciel, en prière. Moïse fut enchanté. En s’approchant, il fut tout aussi frappé d’entendre la prière du berger.

« Oh, Seigneur tant aimé! Je Vous adore plus que Vous ne pouvez l’imaginer. Je ferais n’importe quoi pour Vous. Vous n’avez qu’à demander. Même si Vous me demandez d’égorger le plus gras des moutons de mon troupeau en Votre Nom, je le ferai sans aucune hésitation. Vous le feriez rôtir et Vous mettriez la graisse de sa queue dans votre riz pour lui donner bon goût. »
En ayant entendu suffisamment, Moïse interrompit le verger en criant : « Arrête ignorant! Que crois-tu faire? Crois-tu que Dieu mange du riz? Ce n’est pas une prière. C’est un pur blasphème. »
Stupéfait et honteux, le berger s’excusa à profusion et promit de prier selon ses consignes. Moïse lui apprit plusieurs prières, cet après-midi là. Puis il passa son chemin, avec le sentiment du devoir accompli.
Mais cette nuit-là, Moïse entendit une voix. C’était celle du Tout Miséricordieux: « Oh Moïse, qu’as-tu fait? Tu as morigéné ce pauvre berger sans comprendre à quel point il m’était cher. Peut-être ne disait-il pas les bonnes choses de la bonne manière, mais il était sincère. Son cœur était pur, ses intentions louables. Il me donnait satisfaction. Ses mots étaient peut-être blasphématoires à tes oreilles, mais, aux Miennes, c’était un doux blasphème. »

Immédiatement, Moïse comprit son erreur. Le lendemain, tôt le matin, il retourna dans les montagnes voir le berger. Il le trouva à nouveau en prière, sauf que, cette fois, il priait comme il le lui avait appris. Dans son désir ardent de bien réciter la prière, il bafouillait, privée de l’excitation et de la passion de son ancienne manière.
Regrettant ce qu’il lui avait fait, Moïse tapota le dos du berger et lui dit : « Mon ami, j’ai eu tort. Je te prie de m’excuser. Continue à prier à ta manière. C’est d’autant plus précieux aux yeux du Très Indulgent. »

Le berger n’en revint pas d’entendre cela, et son soulagement fut profond. Il ne voulut plus, cependant, revenir à ses anciennes oraisons. Il ne respecta pas non plus les prières formelles que Moïse lui avait enseignées. Il avait trouvé une nouvelle manière de communiquer avec le Tout Puissant. Bien que satisfait et béni dans sa dévotion naïve, il avait dépassé ce stade; il était au-delà de son doux blasphème.
Vous voyez M. RG, il ne faut jamais juger la manière dont les autres communiquent avec l’Infini Pardonneur, conclut M. YS. À chacun sa voix, à chacun sa prière. Le Grand Juge ne nous juge pas sur nos paroles. Il lit plus profondément dans nos cœurs. Ce ne sont ni les cérémonies ni les rituels qui font de nous des hommes pieux, mais la pureté de notre foi et de nos cœurs.

M. RG se leva et prétexta des affaires importantes pour s’éclipser.  Il me fit un petit signe de tête et posa sur M. YS un regard glacial avant de partir. Ses subalternes le suivirent sans dire un mot. Dès qu’ils claquèrent la porte derrière-eux, mon réveil sonna. Il fut déjà cinq heures du matin! Ce jour là, je dus me lever tôt car j’ai un vol de trois heures à faire pour participer à une conférence internationale sur les mesures de la pénurie de main d’œuvre au Canada. Je ne dus pas oublier de prendre avec moi le livre d’Elif Shafak, Soufi mon amour, et celui de M. YS. Nous n’avons pas lu le Coran, pour tenter de les finir pendant les vols qui m’attendaient.  


 

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