News - 20.09.2019

Mongi Mokadem: de quel modèle économique la Tunisie a-t-elle besoin?

Mongi Mokadem: De quel modèle économique la Tunisie a-t-elle besoin?

Il est primordial de se poser la question cruciale sur l’avenir du pays à la lumière des échecs des multiples choix économiques et sociaux issus d’un modèle néolibéral dans lequel la Tunisie s’est engagée depuis les années 1970.

Aujourd’hui, il est tout à fait légitime de se poser la question sur les causes profonde d’une crise économique et sociale qui va en s’aggravant et sur les échecs successifs que l’on continue à essuyer dans la lutte contre les effets de cette crise. S’il est facile, d’incriminer la révolution en la tenant pour responsable de tous les maux de la Tunisie, la réalité est toute autre et ne peut confirmer cette thèse. En effet, les péripéties de la révolution n’ont fait qu’amplifier les manifestations d’une crise générale qui existe déjà, bien avant 2011, et qui a été, faut-il le rappeler, à l’origine du déclenchement de cette révolution. Cette crise générale est, en fait, celle d’un modèle néolibéral essoufflé et épuisé.

Face à une telle situation de crise, il est plus que nécessaire de repenser les choix jusque-là mis en vigueur et de mettre en œuvre un nouveau modèle et de nouveaux choix capables de stopper l’hémorragie, d’opérer la relance économique et de mettre la Tunisie sur la voie d’un développement inclusif et durable.
Le modèle doit être basé sur quatre principes fondamentaux: une inclusion économique et sociale efficace, un équilibre intelligent entre l’Etat et le marché, un partenariat fécond entre les trois secteurs : public, privé et social et solidaire et une insertion dans la mondialisation sans perte de la souveraineté nationale.

1 – Une inclusion économique et sociale efficace

Le modèle doit assurer une inclusion économique et sociale des populations et des régions marginalisées et ce, en mettant en marche une décentralisation régionale rigoureuse capable de permettre aux régions d’assurer leur propre développement. L’essor de ces populations et régions ne doit plus émaner d’un pouvoir central bureaucratique qui impose aux régions les projets et les programmes à mettre en œuvre. Il faut faire assumer à chaque région sa destinée. Désormais, ce sont les autorités de la région, élues démocratiquement, qui doivent promouvoir la croissance de leur région.
Il est à préciser que le développement régional ne peut être l’œuvre du secteur privé, puisque celui-ci n’est généralement concerné que par les projets les plus rentables et les moins risqués, projets qui ne sont pas souvent disponibles dans les régions intérieures du pays. Le développement régional est, par conséquent, la responsabilité du secteur public dans le cadre d’une vision de développement claire, d’une bonne gouvernance, d’une allocation optimale des ressources humaines et financières et d’une décentralisation efficace.

2 – Un équilibre intelligent entre l’Etat et le marché

Aussi, ce modèle doit faire en sorte à ce que l’Etat et le marché ne soient pas des adversaires, mais plutôt des partenaires. Il doit assurer la conciliation entre un Etat à la fois stratège, régulateur et protecteur et un marché concurrentiel et transparent. C’est à cette condition qu’il est possible de construire une économie dans laquelle les fruits de la croissance économique ne sont plus appropriés par une minorité, mais profitent à l’ensemble de la population; autrement dit une économie rentable économiquement, mais aussi socialement.L’économique et le social ne doivent pas évoluer de manière divergente et antagonique, ils sont appelés à se compléter: l’économique ne peut se développer sans le développement du social et inversement.

Ainsi, dans le nouveau modèle de développement, une refondation du rôle de l’État et celui du marché s’impose afin de:

  • Réguler le marché à travers une réglementation que l’Etat doit élaborer et mettre en application.
  • Protéger les maillons faibles de la population.
  • Mettre à la disposition du secteur public tous les moyens pour promouvoir le développement dans les régions intérieures.
  • Fournir toutes les incitations au capital national pour investir dans les régions intérieures.
  • Financer les infrastructures de base.
  • Promouvoir la recherche scientifique et technologique.

C’est de cette manière que l’Etat cesse d’être perçu comme un problème pour devenir une solution.
Par ailleurs, dans toutes les économies libérales, le marché occupe une place hégémonique. Il est considéré comme étant la seule alternative à toutes les formes d’intervention de l’Etat et capable d’impulser la croissance économique.

Dès lors, une question se pose: le marché peut-il assurer une régulation efficace? Ce qui est certain, c’est que les mécanismes du marché et sa «main invisible» ont comme raison d’être la création de la richesse. Le partage de celle-ci ne fait pas partie de son champ d’action. L’ampleur de la pauvreté dans les économies libérales (40 millions d’Américains sont pauvres) confirme cette dichotomie entre la production de la richesse et sa répartition, dichotomie qui fait que plus la création de richesse est considérable, plus le partage de cette richesse est défaillant parce qu’injuste.
C’est précisément la raison pour laquelle le fonctionnement d’une économie de marché nécessite la présence d’un pouvoir régulateur fort qui ne peut être exercé que par l’Etat. Et c’est, justement, à cet Etat, que revient la fonction d’assurer un partage juste de la richesse produite.

Le nouveau modèle de développement doit assurer un accroissement de la richesse, mais avec, en même temps, une redistribution de celle-ci de manière équitable. En cas de besoin, l’Etat doit compléter et, s’il le faut, se substituer au marché.Il doit veiller à ce que la dimension libérale ne l’emporte pas sur l’approche sociale et à ce que l’efficience économique ne se réalise pas aux dépens de la justice sociale. Sans l’Etat, il ne peut pas y avoir de justice sociale et de lutte conséquente contre le chômage et la pauvreté.

3 – Un partenariat fécond entre les secteurs public, privé, social et solidaire

Le nouveau modèle doit être fondé sur la coexistence féconde des trois secteurs public, privé, social et solidaire.

En Tunisie, l’investissement, appelé à créer la croissance économique et l’emploi, est en panne. En effet, d’une part, le secteur privé est méfiant, nourrit une grande aversion au risque et se trouve fortement conditionné par la logique du profit. D’autre part, le secteur public dispose de moins en moins de ressources financières et gère des services qui ne cessent de se dégrader de manière catastrophique sous les effets de la corruption et de la mauvaise gouvernance.

C’est justement pour mettre fin à ce blocage que l’on peut faire appel à un autre secteur: celui de l’économie sociale et solidaire qui est en mesure de soutenir les deux autres secteurs, de renforcer leur partenariat et de surmonter leurs insuffisances.

Ainsi, l’économie sociale et solidaire doit trouver pleinement sa place dans le modèle de développement recherché. Elle doit concilier entre l’activité économique et l’utilité sociale. Elle se compose de l’ensemble des coopératives, des associations et des mutuelles qui doivent, en prospérant, créer de l’emploi, avoir une rentabilité à la fois financière et sociale et surtout rendre des services utiles aux populations défavorisées et aux régions marginalisées.

Ce qui est certain, c’est que l’instauration d’une économie sociale et solidaire permet de réduire l’emprise de l’économique sur le social, c’est-à-dire de freiner l’utilitarisme et la frénésie pour le profit et le gain facile. Les critères économiques ne sont plus privilégiés au détriment des critères sociaux et les justifications «économicistes» ne peuvent plus être présentées comme des vérités absolues.
Cette économie est destinée à créer des emplois et à instaurer un réseau de petites et moyennes entreprises. Elle constitue, de ce fait, un facteur de cohésion et de stabilité sociale. Elle ne peut pas se substituer aux secteurs public et privé, mais les complète pour pallier les insuffisances de l’Etat, empêcher les dérapages du marché et atténuer les abus du libéralisme sauvage en matière d’inégalités sociales. Il s’agit d’un ensemble de pratiques et de comportements destinés à contrecarrer les excès de la logique marchande. C’est un ensemble de valeurs, notamment celles de la solidarité, du partage, de la responsabilité sociale, de la citoyenneté, du développement durable, du respect de la nature et des ressources naturelles.

En définitive, on peut dire que les secteur public et privé et l’économie sociale et solidaire ne doivent pas se contenter d’une simple cohabitation, mais se compléter pour servir un modèle de développement en mesure de faire face aux défis majeurs auxquels doit faire face notre pays.

4 – Une insertion dans la mondialisation avec préservation de la souveraineté nationale

L’économiste Dani Rodrik écrivait en 2007 : «Démocratie, souveraineté et intégration économique globalisée sont incompatibles entre elles: on peut combiner deux termes sur les trois, mais jamais les trois en même temps et dans leur intégralité». C’est justement cette problématique de «l’inévitabilité de la mondialisation» que le nouveau modèle de développement doit solutionner. La solution passe nécessairement par la capacité de tirer profit de la mondialisation sans que l’indépendance de la Tunisie soit confisquée.

La Tunisie se trouve pleinement dans la tourmente de la mondialisation et continue d’être très dépendante vis-à-vis de l’étranger en matière de financement de son économie et de satisfaction de ses besoins alimentaires et énergétiques. Cette dépendance s’est encore aggravée après 2011 avec la dégradation de tous les indicateurs économiques et sociaux. Ce qui a constitué un terrain favorable pour les partenaires étrangers pour asseoir davantage leur hégémonie et contraindre la Tunisie à accepter les conditions compromettantes des financements accordés par les institutions financières internationales. Les accords de libre-échange avec l’Union Européenne en 1995, l’adhésion à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) à la même année, le partenariat de Dauville en 2011 et l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), en cours de négociation, expriment, certes, une certaine intégration de la Tunisie dans l’économie mondiale, mais dans une position de faiblesse et de soumission et, par conséquent, avec un pouvoir de négociation faible.

Avec un tel statut, la Tunisie ne peut aspirer à un véritable développement. Le nouveau modèle doit se donner les moyens pour renégocier le contenu des relations économiques et commerciales de la Tunisie avec les pays dominants afin d’atténuer les répercussions négatives de ces relations.

Conclusion

A la question de savoir si le modèle néolibéral est un stimulant ou un handicap pour le développement de la Tunisie, on peut toujours répondre en affirmant qu’il est difficile d’opter pour un modèle néo-libéral pour réaliser les objectifs d’une révolution foncièrement sociale.Compter sur un modèle néolibéral pour obtenir une croissance économique est un leurre. En effet :

Ce n’est pas en optant pour des choix économiques et sociaux imposés par le FMI que l’on peut obtenir une croissance de la richesse profitable surtout aux populations démunies et aux régions marginalisées.

Ce n’est pas avec des politiques économiques restrictives et d’austérité que l’on peut éradiquer le chômage et la pauvreté.

Ce n’est pas avec la prolifération du marché parallèle, de la contrebande et de la corruption que l’on peut restaurer les valeurs du travail.

Ce n’est pas avec le recours systématique à un endettement extérieur compromettant que le pays peut sauvegarder son indépendance et préserver sa souveraineté.

Bref, ce dont la Tunisie a besoin est une nouvelle vision globale et claire qui lui permet de s’engager dans des stratégies et des politiques économiques et sociales à court, à moyen et à long terme capables de réaliser les revendications d’un peuple qui s’est révolté, il y a quelques années, en réclamant « travail – liberté – dignité nationale », peuple qui constate amèrement que ses conditions de vie ne font qu’empirer et que les objectifs de sa révolution ont été trahis.

Le salut de la Tunisie passe inévitablement par la mise en œuvre d’un nouveau modèle,à la fois économique et social, rejetant les choix néolibéraux du FMI et répondant aux aspirations d’un peuple libre et digne.

Mongi Mokadem
Professeur à la Faculté des Sciences
Économiques et de Gestion de Tunis



 

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