Tendance - 24.08.2018

La représentation de AIDA de Verdi au Théâtre Romain de Carthage commentée par le chroniqueur musical, Daniel Passalacqua

Cronique Musicale de Daniel Passalacqua AIDA de Verdi aa Théâtre Romain de Carthage

Préambule  -  Les souvenirs des glorieuses saisons lyriques qui ont rempli les attentes d’au moins trois générations de public tunisois sont aujourd’hui pratiquement évanouis.
Pour ce qui concerne les nombreux théâtres d’antan, il n’en reste qu’un seul intact, même si la fosse de l’orchestre est muette depuis le mois de mars 1994.
Sans que je m’y attarde, je citerai le Théâtre Tapia, qui a existé au 19ème siécle dans la Médina, à la Rue Zarkoun. Rien ne demeure pour évoquer le Théâtro Cohen-Tanugi de la Rue de Constantine (aujourd’hui M’hamed Ali), alors que les façades du Théâtre Paradis (au 3, Avenue de France, aujourd’hui agence de la Banque de Tunisie) et du Teatro Rossini (à l’Avenue Jules Ferry – aujourd’hui Bourguiba -- devenu le Cinéma Palace) subsistent encore.

Le Théâtre Municipal (appelé affectueusement « La Bombonnière » et admirablement décrit par Fatma Ben Becher dans le précieux volume qu’elle lui a consacré), a resonné subito dans l’après-guerre et pendant 14 années, de 1946 à 1959, des notes harmonieuses lancées par d'admirables artistes (dont beaucoup venaient de la Compagnie de l’Opéra de Paris), parmi lesquels les inoubliables Jeanine Micheau, José Luccioni, Michel Dens, José Noguera, Rita Gorr…… et par les très jeunes débutant-sXavier Depraz, Denise Duval et Jane Rhodes. A cette  période, tous les opéras italiens étaient interprétés en français.
En février1951, à notre grande surprise, parallélement à la saison municipale, une compagnie italienne nous proposait la “Forza del Destino”, avec la participation de Maria Caniglia, Carlo Bergonzi (que j’avais connu à Milan en 1949, lorsqu’il chantait encore comme baryton), Giangiacomo Guelfi et Fernanda Cadoni (dont je n’ai pas encore oublié l’irrésistible RanTaPlan). Ce fut un succès retentissant, dû autant au grand talent des interprètes qu’à l’importance numérique du public italien, profondément et agréablement surpris d’entendre chanter en langue italienne, pour les plus âgés pour la première fois depuis la disparition duTeatro Rossini en 1923.

La courte saison organisée par la Municipalité de Tunis en 1956 fut très réussie, car elle nous valut quelques opéras en langue originale, un bouleversant «Tristan et Yseult» avec les grands Ludwig Suthaus et Martha Mödl, un bon « Tannhauser » avec Hans Hopf, et un désopilant « Falstaff » diririgé par Franco Patané avec Gino Bechi et Maria Curtis Verna.
De 1957 à 1959 tout s'est effrité et le rideau fut baissé, mettant ainsi  fin aux saisons organisées annuellement par la Municipalité depuis 1904, après un excellent“Otello” en français, avec les superbes José Luccioni et la soprano italo-américaine Maria Curtis Verna, qui chanta  en italien.

Après  trois ans de total silence, voilà qu'une compagnie venue d’Italie apparaissait en février 1961, qui nous révéla le talent de Giuseppe Patané à la tête  de l’orchestre et du jeune baryton Felice Schiavi, dans un inoubliable “Rigoletto”. Après quoi, pendant quelques années de suite nous eûmes quelques éphémères représentations données par des compagnies italiennes, qui nous permirent de connaître trois grands talents, le ténor Ferruccio Tagliavini et les barytons Giulio Fioravanti et Paolo Silveri, et ensuite ce fut le silence totalpendant près de 20 ans, jusqu’à l’apparition en mars  1988 de Franca Valeri et Maurizio Rinaldi avec les vainqueurs du “Concours Mattia Battistini” (dont la présence prit finle 24 mars 1994 à  Tunis avec une merveilleuse “Traviata” chantée parStefania Bonfadelli et Giorgio Casciarri, suivie le   30 juilletà El Jempar un émouvant “Rigoletto” chanté lui aussi parStefania Bonfadelli, avec Alberto Rinaldi dans le rôle principal). Et enfin de nouveau,  24 ans de silence (j’omets les représentations données au Théâtre Romain de Carthage, sauf erreur en  1996, par une compagnie italo-coréenne, car je ne dispose par d’une documentation appropriée), avec deux brèves parenthèses dues à l’initiative de l’Istituto Italiano di Cultura qui, mettant à profit le  talent de quelques jeunes cantatrices tunisiennes, nous a offert en version réduite avec accompagnement au piano le  2 juin 2012 la « Traviata », chantée parYosra Zekri et Hassen Douss, et le  25 mai 2013 la « Bohème » chantée par Henda Ben Chaabane, avec le concours très apprécié de Giorgio Casciarri ……. Jusqu’à ce que, à notre grande surprise, apparaîsse l’Ente Luglio Musicale Trapanese qui nous apportera rien moins que l’ « Aida » en version scénique intégrale !!!..

A i d a-  Quand on me parla de ce projet au cours du mois de mai dernier, j’ai eu des difficultés à croire que cela pouvait être vrai. Et de nombreux souvenirs revinrent alors à la mémoire: celui de la dernière représentation intégrale en français au Théâtre Municipal en 1955, avec le célèbre ténor canadien Raoul Jobin et une merveilleuse jeune soprano débutante française, dont malheureusement j’ai oublié le  nom, ni ne sais quelle carrière elle ait pu faire ensuite; celui de la version de concert donnée au Théâtre Romain de Carthage, à l’initiative de l’Ambassadeur Claudio Moreno, passionné de théâtre lyrique, par les solistes (Radames était interprété par Nicola Martinucci), choristes, danseurs et orchestre du Teatrodell’Opera de Rome, sous la  direction de Nello Santi.

Je me suis alors employé à me procurer des informations, en étant émerveillé par ce que j’apprenais. C'est-à-dire de quelle façon le Professeur Giovanni De Santis eut l’idée de fonder dans l’immédiat après-guerre le « Juillet Musical de Trapani », en le portant rapidement à un très haut niveau; comment, malgré toutes les adversités à traverser, il sut offrir des représentations d’opéras qui n’avaient rien à envier à celles des grands théâtres du continent; de quelle façon il fut exclu de sa charge en 1965, pour être rappelé à mois d’août 1968 à l’assumer de nouveau, mais en cessant de vivre tout de suite après ; et comment, aujourd’hui, le sort de l’Associationsoit tenu fermement en main par son petit fils, Giovanni Battista, lequel entre autre a eu l’idée du projet dénommé « Trapani Ville Méditerranéenne de la Musique », dont l’Association Musicale de Trapani est chef de file, et souscrit divers accords de partenariat, parmi lesquels celui avec l’Agence Tunisienne de Mise en Valeur du Patrimoine et de la Promotion Culturelle.

L’idée de créer un pont culturel et musical entre la Sicile et la Tunisie doit être considérée comme étant absolument géniale, car elle coïncide avec un moment favorable, avec l’achèvement des travaux de l’ambitieux projet de la « Cité de la Culture », comprenant un théâtre de 1800 place destiné à l’opéra, une salle modulable, deux salle destinées à la cinémathèque et à la médiathèque, ainsi que six salles de répétition.

L’organisation des deux représentations de l’Aida a vu la mise en œuvre d’une intense coopération  entre italiens et tunisiens et la participation de nombreux musiciens et choristes venus renforcer les artistes italiens, à la vive satisfaction du Chef d’Orchestre Andrea Certa, qui a vanté leur parfaite intégration et la discipline. En effet, l’orchestre comprenait 30 musiciens tunisiens auprès de 45 italiens, et le chœur 30 tunisiens. Il faut également citer les nombreux figurants et les danseurs, qui ont contribué efficacement au succès des deux soirées.

Il ne m’a pas été possible de me rendre à El Jem, ce que je regrette, car je pense que le site correspondait probablement mieux aux mouvements de masse et aux nécessités scéniques de l’Aida  que celui de Carthage (qui dispose d’une scène assez large mais peu profonde). Il m’a été dit que près de 3000 personnes étaient présentes et que le succès a été total.

En arrivant au Théâtre Romain jeudi soir j’ai été frappé par la marée humaine qui se pressait à l’entrée, qui venait notablement le nombre de spectateurs déjà installés sur les gradins. Au début de la représentation le public pouvait être évalué à environ 7000 personnes, peut-être un peu plus. Ce chiffre peut apparaître surprenant, s’agissant de spectateurs qui s’apprêtaient sans doute pour la première fois à assister à la représentation d’un opéra. Leur réaction très positive à sa conclusion, voire pour beaucoup enthousiaste, est sans doute de bon augure pour l’avenir.

Une légère brise, qui allait en se renforçant, a nui quelque peu à l’écoute du Prélude, tout en demi-teintes jusqu’à sa conclusion, mais l’orchestre, sous la direction inspirée d’Andrea Certa, a démontré  tout de suite après toutes ses capacités  dés qu’elle a pu exprimer librement aussi bien sa puissance que son raffinement et sa grande musicalité, en brillant avec talent dans tous ses pupitres. Un accent particulier doit être mis sur la somptuosité et la netteté des cuivres, mis souvent au premier plan par Verdi.

En utilisant des éléments mobiles, afin de contenir ou dilater les espaces, en augmentant la superficie de la scène, en installant une double plateforme en L tout autour de l’orchestre, le Metteur en Scène Raffaele Di Florio a donné vie au spectacle en dirigeant avec efficacité les déplacements et les attitudes des interprètes, qui portaient- les costumes créés par Paolo Rovati.

Alors que les chœurs, parfaitement préparés par le Chef Fabio Modica, étalaient une grande homogénéité et de belles qualités vocales, les six interprètes principaux donnaient une vie intense à leurs personnages. En fouillant dans leurs CV j’ai appris que quatre d’entre eux étaient non seulement diplômés en chant mais également en divers instruments, l’alto pour la soprano, la trompette pour le ténor, le basson et la clarinette (doublés par une maîtrise en musicologie) pour le baryton, le piano, pour la basse qui tenait le rôle du Pharaon, alors que la mezzo-soprano et la jeune basse qui tenait le rôle de Ramphis (considéré être un espoir parmi les jeunes chanteurs de nos jours) détenaient de nombreux prix dans des concours internationaux.

Je commencerai en parlant du ténor Dario Prola qui, grâce à son physique robuste rendait crédible le général Radamés qu’il incarnait. Après la première scène d’introduction  avec Ramphis, c’est à lui que revenait dans la deuxième scène d’entrer dans le vif de l’action en chantant la romance « Se quel guerrier iofossi – Si j’étais ce guerrier », d’abord avec des accents vibrants et héroïques, en réduisant ensuite la puissance de l’émission en passant à des accents d’infinie douceur dans la longue phrase « Celeste Aida », en terminant avec un très beau si bémol en demi-teintes.

L’action se développait avec l’apparition d’abord d’Amneris (la mezzo-soprano bulgare Daniela Diakova), en créant l’occasion d’un beau duo, avec à la suite diverses interventions et divers entrelacements, nous amenant ainsi à la si belle romance « Ritornavincitor – Vers nous reviens vainqueur »chantée par Aida (la soprano espagnole Maité Alberola) avec un profond engagement et une présence physique et vocale totale. Elle a été digne d’admiration par un contrôle constant du vibrato, des accents, des élans, des nuances dont l’artiste a été capable, en valorisant la beauté de la couleur et de la projection de la voix, mais aussi par l’efficacité de ses attitudes corporelles.

Cette interprétation bien appréciable du premier acte, était confirmée dans les scènes suivantes. Dans le second acte j’ai apprécié particulièrement  le long duo entre Amneris et Aida,dans lequel les deux cantatrices ont fait appel à leurs hautes qualités d’interprètes pour exprimer et mettre en relief leurs sentiments, continuellement contrastés, leur rivalité amoureuse, l’écrasante suprématie dee la fille du Pharaon.

Une aussi grande appréciation s’est imposée au troisième acte pour les trois scènes du Nil. L’interprétation donnée par Maité Alberola à la bouleversante romance « Oh patriamia – Oh ma patrie », suivie par le duo avec son père Amonasro (dans lequel le baryton Giuseppe Carra révèle toutes ses qualités expressives, son impétuosité mais aussi sa capacité d’exprimer douceur et amour paternel), et enfin le trio avec l’arrivée de Radames, sont dignjes de louanges sans aucune réserve.

En conclusion  de l’opéra,  les airs et le duo entre Aida et Radames, destinés à mourir deans la tombe dans laquelle ils sont enfermés, ont laissé l’auditeur (qui connait ces pages par cœur) avec le souffle coupé, ému par leur chant et par leur phrasé douloureux, souligné par les accents d’Amneris qui,  à l’extérieur, implorait la paix. Et je ne peux qu’exprimer des compliments pour le metteur en scène pour les derniers instants bouleversants de cette scène, qui voient Radames s’affaler lentement sur le corps d’Aida, déjà gisant sur le sol et expirante. J’ai eu l’impression que le public en a été très impressionné.

Les applaudissements déstinés à la fois au Chef d’Orchestre, à l’orchestre, aux chanteurs et au chœur étaient amplement mérités.

Je souhaite vivement que, encouragés par ce succès, les dirigeants de l’Association Musicale de Trapani soient induits à poursuivre et renforcer cette heureuse collaboration italo-tunisienne et qu’ils décident de proposer au cours de la saison prochaine d’autres chefs d’œuvre à notre admiration.

Le Ministre des Affaires Culturelles Mohamed Zinelabidine lui-même (qui s’est consacré très intensément pendant des années à l’heureux achèvement de l’énorme projet de la Cité de la Culture, et qui est un musicien raffiné, interprète virtuose de l’Aoud et compositeur de pages fort belles et poignantes) a exprimé sa satisfaction et son enthousiasme dans un communiqué que je reproduis ci-après:
« Hier, au Colisée d’el Jem, l’opéra « Aida » en représentation lyrique réunissait artistes italiens et tunisiens. Un partenariat entre l’Italie et la Tunisie de très grande envergure, une première en Tunisie. Merci à nos amis italiens. Une mention spéciale à Rachid Koubaa et SaimaSamoud pour votre abnégation et dévouement quant à cet immense projet lyrique, loin d’être gagné d’avance. Merci à tous nos amis artistes musiciens tunisiens qui ont prêté main forte  à leurs collègues italiens. Epoustouflants vous étiez tous italiens et tunisiens de brio, de professionalisme, de rigueur et de beauté. Vivement Carthage le 5 juillet pour redécouvrir cette immense oeuvre  et vos talents conjugués.

Voir le 5 juillet le visage du Ministre illuminé par une expression d’intense satisfaction nous a donnéla confirmation quel’enchantement s’est reproduitde nouveau.

(publiée en italien sur le N° 178 du Corriere di Tunisi en août 2018)
(traduction de l’auteur)

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