News - 05.07.2017

La guerre du lobbying: Comment s’en prémunir et en faire un levier utile?

La guerre du lobbying: Comment s’en prémunir et en faire un levier utile?

Jamais la guerre d’influence n’aura autant sévi en Tunisie que depuis 2011. Lobbying politique, économique, social et même culturel n’a épargné aucune enceinte. Qu’il s’agisse de l’Assemblée nationale constituante, ou de l’ARP, des lieux du pouvoir exécutif, Carthage, comme la Kasbah et les ministères, de la société civile, le poids des groupes de pression s’exerce sans relâche pour influer sur les décisions.

Le point culminant était enregistré durant les premières années de la transition démocratique, d’abord du temps de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, et encore plus sous le règne de la Troïka. Yadh Ben Achour dira aujourd’hui «ce que j’ai subi comme ‘’approches’’ et tentatives d’influence durant l’année passée à la tête de l’Instance, je ne l’avais jamais vécu en 70 ans de ma vie». D’autres langues se délient, témoignant de l’ampleur de cette guerre ciblant élus et décisionnaires, gouvernement et partis, organisations nationales et sociétés civiles. Tous s’y livrent: sources extérieures, sous forme d’ONG pour le compte de certains pays, corporations tunisiennes, groupes économiques et organisations idéologiques et religieuses. Chacun tient à servir ses propres desseins, favoriser ses intérêts et imposer son diktat. Directement ou insidieusement. Un grand dossier qu’il convient d’ouvrir.

Pour planter le décor, et avant de donner la parole, lors de prochains numéros de Leaders, à des témoins de premier plan, nous avons demandé à l’un des pionniers tunisiens du lobbying, Ghazi Mabrouk, de nous esquisser une vue d’ensemble. Sa lecture, fondée sur une longue pratique à l’international et nourrie de son observation de ce qui se passe en Tunisie, est assortie d’une réflexion pertinente quant à «l’encadrement» de ce phénomène. Comment, au lieu de le subir, la Tunisie peut s’en servir comme levier pour ses propres intérêts.

«El loubbiêt»

Le mot «el loubbiêt», utilisé à toutes les sauces depuis le 14 janvier 2011 en Tunisie, a une toute autre signification que celui de «lobbying» qui nous intéresse ici. Le premier a une connotation péjorative, proche de celle de «bandes organisées». Tandis que le second correspond à une véritable activité professionnelle, également appelée «Public Affairs».

On entend parler de «loubbiêt» en Tunisie, en citant communément les noms de deux ou trois activistes de l’ombre, connus de tous et qui défraient la chronique en ce moment. En réalité, ces personnages gravitent autour d’une autre galaxie que celle des véritables lobbyistes de métier. Car c’est bien d’un métier qu’il s’agit.

La Tunisie a mal à son «non-lobbying», et tout particulièrement ces six dernières années, au moment où elle en a le plus besoin. La connaissance de ce domaine échappe à nos dirigeants, faute d’en avoir la maîtrise, d’en cerner les véritables contours et d’en évaluer la teneur et la portée réelle. Et nous en payons le prix aujourd’hui.

«Le lobbying post-indépendance»

Et pourtant plus d’un demi-siècle auparavant, Habib Bourguiba, visionnaire, avait développé un véritable lobbying avant l’heure. Il a été avant-gardiste en la matière. Peu de gens connaissent Cécil Hourani, ce Libanais qui avait été le directeur du Bureau arabe à New York, avant de devenir, au début de l’indépendance, le conseiller personnel de Bourguiba à Tunis. Il a constitué un relais indéniable entre Bourguiba et la plupart des réseaux d’influence occidentaux. Hooker Doolittle, le consul américain de l’époque, s’était retrouvé en situation de relais et Dag Hammarskjöeld, le secrétaire général de l’ONU, en situation de défenseur de la Tunisie. L’image de la Tunisie avait été portée par sa politique étrangère et par des actions d’envergure orchestrées par Habib Bourguiba Junior aux Etats-Unis et par Hédi Mabrouk en France. Cette image de la Tunisie avait été symbolisée par des figures comme Madame Mendès-France, avec laquelle il avait été mené une politique d’influence feutrée avant date. Ce que l’on appelle maintenant le «soft power». Dans le même chapitre, Wassila Ben Ammar avait été la «missi dominici» auprès des émirs et souverains du Moyen-Orient.

Quel genre d’influence depuis 2011?

La rédaction des articles de la Constitution et l’établissement des projets de loi sont-ils réellement le fruit de lobbyings dans la Tunisie actuelle, à l’instar de ce qui se pratique dans des pays occidentaux ? Force est de constater la présence de groupes d’intérêt et de percevoir leur poids dans les décisions publiques. Mais il ne s’agit pas de lobbying professionnel, au sens établi du terme. En Tunisie d’aujourd’hui, il s’agirait plutôt de «frottements de plaques tectoniques» de groupes partisans, qui transcendent les procédés du lobbying prévalant, par exemple en Europe.

Donc parler de techniques d’influences en Tunisie ne serait pas objectif. Il s’agirait plus de «jeux de basses œuvres» qui ne se confondent pas avec la démocratie, dont le véritable lobbying est partie prenante.

Qui dit efficacité, dit «méthodes qui ne peuvent s’improviser». Celles qui comportent de multiples cheminements à caractère professionnel et qui doivent être le fait de spécialistes. Car l’influence est une technique.

Pour le compte de qui?

Que ce soit dans le «one to one», où le lobbyiste intervient en personne pour une autre intuitu personae.Ou que ce soit le lobbying «donnant-donnant», où on préempte l’information pour orienter la décision. Ou encore que ce soit un «cocktail de lobbying», qui mixe les différents secteurs de proximité, le lobbying est toujours une action de spécialistes pour le compte de commanditaires identifiés. Il ne surgit jamais du néant. Le mot lobbying a souvent été escamoté par celui — plus politiquement correct de Public Affairs — mais n’ayons pas peur des mots. Un lobbyiste a sa place pleine et entière dans l’éventail des services, dans une société moderne et démocratique.

Avec quel effet?

On commence par évaluer la décision publique dans une sorte de «forum» de consultation avec des acteurs multiples, afin d’apprécier les conditions psychologiques, médiatiques et parfois conflictuelles, et afin d’entrer dans leur logique. Il y a plusieurs types de lobbying. Il suffit d’observer le nombre et l’intensité des groupes et cabinets de lobbying Ú
Údans la capitale européenne pour être édifié. Bruxelles étant la plaque tournante, pour la partie communautaire et institutionnelle.

Une ambassade de Tunisie ad hoc auprès de l’Union européenne à Bruxelles avait été maintes fois suggérée, en vain. Elle aurait pourtant été le pivot idéal d’une plateforme de lobbying professionnel en faveur de notre pays.

L’Internet constitue un moyen qui bouleverse la fonction capitale de recherche d’informations et rénove en profondeur des outils qu’on pourrait considérer comme désuets. On passe désormais au relookage en «news group», en tweets sur le web et le lobbying s’adapte, afin d’avoir toujours à dire son dernier mot.
Par exemple, dans mon cas, j’ai opté pour le «lobbying de réseaux», qui consiste à ne pas créer de lobbies au cas par cas, mais à être introduit dans tous les lobbies sectoriels déjà existants et opérationnels. C’est ce qu’on appelle la «méthode du coucou», à qui tous les nids doivent être accessibles. Ceci pour des raisons de célérité, de flexibilité et de procédés de substitution.

D’ailleurs, s’il est un secteur qui nécessiterait d’avoir recours au lobbying professionnel, ce serait bien la diplomatie économique, dont notre pays souffre de la carence.

Quels risques?

L’on a souvent tendance à confondre lobbying, marketing politique et communication, qui correspondent pourtant chacun à des actions spécifiques, bien qu’ils soient complémentaires.
Le lobbying s’adresse aux cercles d’intérêt et s’articule autour d’eux, par la création de groupes de pression en leur sein. C’est un travail de professionnels qui répond à des méthodologies et des exigences précises.

Le marketing politique détermine le mode de pénétration auprès des décideurs, la manière de véhiculer une image ou un label, la définition et la sélection des cibles dans le paysage politique, économique ou médiatique visé.
La communication implique le choix des supports, leur diffusion, leur fréquence, selon des critères de visibilité orientés vers l’objectif à atteindre, que ce soit directement ou indirectement.

Et le risque est là. Dans le régime précédent, la personnalité qui avait la haute main sur la com’ du pays pensait faire du lobbying, notamment par le biais de l’Atce. Un peu comme Monsieur Jourdain de Molière pensait faire de la prose sans le savoir. En réalité, cette Tunisie- là n’avait jamais fait de lobbying professionnel et ne faisait que de la communication et dans certains cas du marketing politique.

Dans la Tunisie de l’après-2011, il y en a qui ont eu recours au lobbying professionnel. Ceux qui ont excellé dans ce lobbying ont été les Frères musulmans, pour avoir réussi à mettre dans leur manche outre-Atlantique à la fois un sénateur, une secrétaire d’Etat, entraînant un président dans leur sillage, avant le tout dernier retournement de situation. Pour l’heure, ils en sont à cannibaliser le parti Nidaa Tounes.

Par contre, les autres dirigeants tunisiens n’ont pas saisi ce type d’opportunité. Comme lors du G8 de Deauville en mai 2011, pour enclencher immédiatement un véritable lobbying de professionnels et prendre au mot les contributeurs se réclamant d’un Plan Marshall. Une occasion perdue.

Comment encadrer le lobbying?

Ce serait la question légitime qui pourrait se poser. En réalité la manière d’encadrer le lobbying dans la Tunisie actuelle ne se pose pas, puisqu’il n’y a pas de lobbying. La véritable question serait plutôt de se demander comment encadrer les «loubbiêt».
N’en avons-nous pas vécu un exemple récent avec la préparation de la Conférence Tunisia 2020 ? On a bien vu une banque d’affaires française naviguer dans un ministère, puis on a vu un groupe, «mené» par un ancien ministre français de l’Economie, enlever un contrat au double du moins disant, pourtant de grande notoriété et écarté pour des raisons qui ne relèveraient pas du lobbying mais du «décisionnel»?

Autant dire qu’il serait heureux que la Tunisie et les Tunisiens dépassent cette période 
—disons par pudeur— «inqualifiable et indéfinissable», pour que tout se remette enfin en ordre dans l’intérêt général, avec un lobbying professionnel déclaré dans un environnement démocratique, et non des actions ténébreuses évoluant dans les abîmes de l’obscurantisme clientéliste.

Ghazi Mabrouk

 

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