Opinions - 26.11.2014

La manœuvre habile de Marzouki ou quand Beji Caied Essebsi est pris au piège…

La lettre de Moncef Marzouki à l'attention de Beji Caied Essebsi l'invitant à former le gouvernement dévoile une stratégie politique d'une grande habileté. Elle porte indéniablement l'empreinte d'Ennahdha et de son fin limier et tacticien, et confirme, si besoin était, que les "manœuvres" consensuelles depuis l'amorce des rencontres entre les chefs des deux "grands partis" et le démarrage du débat national n'ont été qu'un leurre qui forcément n'a engagé que ceux qui y ont cru.

L'ambivalence du parti islamiste n'est pas une révélation, elle relève de la maîtrise stratégique des représentants de l'islam politique, autant qu'elle la démontre. Et quelle que soit la position qu'on a vis-à-vis de ce parti, il serait naïf et irresponsable de le lui reprocher. Marzouki a profité du soutien non déclaré mais réel d'Ennahdha, c'est un fait mais non un délit. Les deux protagonistes ont habilement manœuvré.

Acte un, Ennahdha intègre le Débat National. Il s'est engouffré dans la brèche qui lui a grandement ouvert la voie de la normalisation, aidé en cela par différents protagonistes, depuis le quartette, jusqu'à certains de ses adversaires politiques en passant par le gouvernement de technocrates, et surtout par l'amnésie de l'électeur. Ce qui l'a amendé de son bilan catastrophique, tant sur le plan strictement technique de la gestion de la vie publique, qu'idéologique avec les dérives qui ont laissé s'installer subversivement violence, assassinats politiques et terrorisme.

Acte deux, les élections législatives. Nida Tounes qui s'est fait le porte drapeau d'un certain héritage "moderniste" s'est présenté comme l'unique barrage au retour de l'islam politique au pouvoir en faisant de l'opposition entre deux projets de société son principal thème de campagne. Mais le principal adversaire d'Ennahdha, arrivé en tête de scrutin, suivi d'assez prêt par Ennahdha, soucieux de préserver des équilibres probablement liés à certains arrangements politiques, et préoccupé par la présidentielle, a tenté de neutraliser son adversaire, dans un jeu de séduction pour le partage du pouvoir. Le doute a été entretenu par les déclarations en faveur du consensus "le plus large possible", en surfant sur l'ambivalence sémantique de la cohabitation et de l'alliance. Et avec la bénédiction du dialogue national, Nida Tounes a reporté la formation du gouvernement à l'après élections présidentielles. En façade, Ennahdha a cédé et n'a soutenu aucun candidat aux présidentielles.

Acte trois, Moncef Marzouki, dont le parti n'a pas participé au dialogue national et donc est affranchi de tous ses engagements, et alors qu'il est candidat aux présidentielles, remet sa casquette de président sortant, mais en exercice, et lance son injonction. Quelle que soit l'interprétation qu'on peut faire du texte constitutionnel, cette manœuvre, par son message politique, met le parti vainqueur aux législatives et son candidat aux présidentielles devant trois difficultés. D'abord, le retour vers "l'institution" du dialogue national, qui reste une institution informelle, amène le débat dans l'arène du respect de la Constitution et des Institutions. Elle offre aux détracteurs de Beji Caied Essebsi la possibilité de brandir l’argument de la transgression de la Constitution, des Institutions et de fait de l'Etat de Droit et les conforte dans leur principale rhétorique du retour des anciennes pratiques. Ensuite, elle accroît la pression sur Nida Tounes amené à plus de clarté quant à ses ententes avec Ennahdha, d'autant plus que la nouvelle assemblée est appelée à se réunir au cours de la semaine prochaine, avec ce que cela comporte d'investitures, dont la présidence de l'assemblée, et formation des commissions, et que Ennahdha laisse entendre qu'il devra se prononcer sur son report de voix dans les jours qui viennent. Enfin, Nida Tounes est certainement conscient que les promesses du parti islamistes ne représentent aucune garantie. Il est forcément pris entre deux feux. Accorder des concessions à Ennahdha au risque d'être, quand même, "roulé dans la farine", ou se radicaliser et prendre ses distances de ce parti et l'avoir dans une opposition frontale déclarée.

La marge de manœuvre de Beji Caied Essebsi est très serrée. Il lui faut prendre en compte plusieurs paramètres.

Il a quasiment fait le plein de son électorat. La géographie électorale ne lui est pas favorable dans les régions ou chez les catégories d'électeurs en rupture ou en quête d'un certain changement. Il lui faut nécessairement convaincre une partie de ces électeurs et surtout coopter des abstentionnistes. D'autant plus qu'il ne peut pas compter sur des consignes de vote dans un contexte où la discipline partisane n'est pas ancrée dans les traditions politiques, en dehors du principal parti idéologique, en l'occurrence Ennahdha.

Le thème de campagne des législatives, appuyé sur l'opposition de deux projets de société, n'est pas porteur pour les élections présidentielles et serait une rhétorique d'arrière-garde. De la même manière, la stigmatisation du candidat Marzouki, et la focalisation sur la nature des soutiens dont il a pu bénéficier ne peut que lui profiter sans accorder plus de crédit à son adversaire. Elles sont même contre productives, particulièrement vis à vis d'une tranche de l'électorat, qui ne manque pas d'afficher son scepticisme à l'égard de la "démocratisation" de Beji Caied Essebsi. Le retour à une campagne de pugilat, d'échanges d'accusations, de violences verbales qui peuvent rapidement et facilement dégénérer en une situation à haut risque, ne pourra, sinon aggraver la tendance abstentionniste, la maintenir au même niveau.

Finalement, les seules chances de Beji Caied Essebsi dépendront de l'affirmation de la ligne gouvernementale de Nida Tounes qui lui permettra de "fixer" un électorat clairement coopté sur la rupture avec l'islam politique, quitte à perdre définitivement un appui hypothétique d'Ennahdha qui sera toujours incertain. D'autre part, elles résident dans un changement de sa stratégie de campagne et ne pourront croitre que par une vraie déconstruction politique de Moncef Marzouki. Celle-là ne peut pas faire l'économie d'un débat direct, sur le bilan et le passif, certes, mais sur les perspectives et la capacité à inverser la donne politique en adéquation avec les prérogatives du chef de l'Etat. L'attitude fuyante de BCE le dessert et affaiblit sa supposée posture d'homme d'état, porteur de la vision de l'homme d'état et capable d'affronter et de gérer les crises.

Contrairement au sacro saint principe de « consensus », servi au nom du salut public, mais qui est plutôt un subterfuge au service d'arrangements politico partisans, ce choix clivant sera la meilleure option dans l'intérêt du pays, indépendamment des résultats du deuxième tour des présidentielles et du futur locataire de Carthage. Il offrira une ligne politique claire de gestion et de gouvernance, sans la moindre équivoque, et donnera de la visibilité aux électeurs qui devront, à la fin de cette législature, assumer leurs choix, les évaluer et éventuellement les réajuster.

Emna Menif

Vous aimez cet article ? partagez-le avec vos amis ! Abonnez-vous
commenter cet article
16 Commentaires
Les Commentaires
abou iyed - 26-11-2014 15:51

Excellente analyse. Je crois comme vous que la stratégie qui consiste à vouloir neutraliser Ennahdha ne marchera pas. Ce parti avance et avancera toujours masqué. S'allier avec lui est toxique car ses dirigeants ne jouent jamais franc jeu. En fait, et il l'ont toujours montré. Ils n'ont pas réellement de parole et ne croient qu'a rapport de force (comme tous les politiques me direz vous) . La seule stratégie possible c'est de raviver le front du salut en donnant la présidence du parlement à AlJabha et de Grands ministères à Afek. Il faut de l'autre côté, pousser Ennahdha à soutenir Marzouki pour recréer la Troika et faire un deuxième tour axé sur le bilan d'Ennahdha et du CPR et non sur un consensus faux. J'étais personnellement pour une grande coalition avant le premier tour de la présidentielle mais je ne crois plus que cela soit possible. Je pense aussi fermement que l'Islam politique n'est pas majoritaire en Tunisie. Louvoyer et s'échapper ne sert à rien. La bonne stratégie pour l'avenir de ce pays est un affrontement ferme mais démocratique.

H. B.Rebah - 26-11-2014 16:50

Madame Emna, Mes félicitations, un excellent article dont le niveau d'analyse, de la valeur actuelle et je dirai même rétrospective de la force des acteurs apparents et discrets, est d'un assez bon niveau de pertinence. Nous retrouvons un tracé qui met au clair les nécessaires passages dirigés et les obstacles que l'acteur, à qui le balayage est dédié, doit comptabiliser dans une stratégie qui permettrait d'atteindre le terminal Tunis Carthage avec un dépassement pas trop lourd de conséquences sur les moyens et ressources qui ne sont que de nature ordinaire, de l'avis de l'auteure. Toutefois, quand nous venons à la recommandation d'un choix et d'une orientation, nous nous tombons sur une fuite en avant de l'auteure et sur un shunt de la réflexion. Les incertitudes ne comptent guère, les tendances se dépassent et l'enjeu du Grand Jeu se réduit à un simple atterrissage forcé à Tunis Carthage. J'ai bien avalé l'entrée mais je n'étais bien servi pour la résistance. Les variétés des salades préparées par les bons chefs ne remplacent jamais, sauf chez les mannequins, un plat de résistance chaud et crémeux.

T.B. - 26-11-2014 17:13

Retour á l´etat d´esprit d´avant la Revolution et au dilemne -tradition- modernité. c´est un faut probleme, la question est cellel-ci voulez- vous la continuation de la Revolution démocratique ou non? d´ailleurs c´est ainsi qu´elle est atttendu dans les pays du monde, la Tunisie va t-elle rejoindre les échecs des autres pays arabes, et l´eruption volcanique dans laquelle ils se trouvent, ou va t-elle créer une troisième voie celle de la démocratie. Celle la Tunisie échoue, elle sera decevante pour tout le monde. La situation est eminemment historique, c´est de la construction de l´histore et ca depasse la question de (joie de vivre) qu´il s´agit. Mr. BCE n´est pas clair et il est entouré de beaucoup de soupcon, il doit se prononcer clairement là-dessus. Veut-il la démocratie ou le parti unique?

Abdel Rahim - 26-11-2014 18:49

On peut légitimement douter de l'habileté de cette manœuvre, et ceux pour deux raisons que personne n'a évoquées encore : 1- Le délai de 7 jours court à partir de l'affichage des résultats par l'ISIE, mais aussi de la publication par decret des résultats au JORT. Cette publication a-t-elle eu lieu ?! 2- La formation du gouvernement revient SOIT au chef du parti majoritaire SOIT au chef de la coalition majoritaire. Or qui nous dit que Nidaa n'opterait pour cette dernière ? Or une telle éventualité ne peut avoir lieu qu'après l'ouverture de la nouvelle cession parlementaire. On voit dès lors que l'argument du respect de la constitution est un argument factice et que la manoeuvre elle-même est malhabile et cousue de fil blanc. Sans oublier que la constitution ne prévoit rien au cas où celui auquel la lettre est adressée ne donne pas suite.

revol14 - 26-11-2014 22:31

> les "manœuvres" consensuelles depuis l'amorce des rencontres entre les chefs des deux "grands partis" et le démarrage du débat national n'ont été qu'un leurre Le débat national (DN) a réuni, en plus des principaux acteurs de l'ANC, d'autres acteurs de la société (Ugtt et co). L'objectif était de trouver des accords, pour par la suite passer à un vote consensuel à l'ANC. Le DN n'a jamais eu à promulguer de lois, ou à dicter quoi que ce soit; tout se passait à l'ANC. En réalité, le DN est une extension, avec l'ajout d'acteurs extra-ANC, de la commission du consensus créé au sein de l'ANC, ni plus ni moins. Aujourd'hui, on veut nous faire croire que le DN a un quelconque pouvoir pour interpréter à sa guise la constitution, alors que les articles 89 et 148 sont assez clairs au sujet de la démarche à suivre. Donc, désolé de vous dire que tout le reste de l'article est sans fondement. Qu'il y ait une tentative de manœuvre de la part de Nidaa et du DN pour contourner, pour des intérêts partisans, la Constitution, je veux bien; mais clairement, votre article aurait alors un tout autre sens ...

m.fathallah - 26-11-2014 23:24

Beji caid essebsi n'est pas marzouki .C'est quequ'un qui reflechit avant de parler . La situation est difficile et les choix le sont aussi. Il est clair que beji veut carthage et il lui faut faire des concessions non seulement pour gagner les elections mais aussi et surtout pour que la paix regne apres la formation du gouvernement pour pouvoir realizer les objectifs. et pour cela, il faut dialoguer avec ennahdha et il faut lui donner des guaranties. Si vous discutez avec les nahdhaouis. ils vous dissent qu'ils n'ont pas peur de beji mais de beaucoup de gens qui sont avec beji et qui risquent de prendre la commande du pays et les font revivre les prisons et la misere.

farhat - 27-11-2014 01:03

Je ne partage pas du tout cette analyse et je pense qu'au contraire c'est Marzouki qui s'est piege lui meme avec sa lettre a Sebsi concernant la formation du gouvernement.Il est maintenant pieds et poings lies entre les mains de Ghannouchi auquel il s'est livre par desespoir.De meme,et c'est arithmetique,c'est Marzouki qui a fait le plein des voix Ennahdah.Meme s'il recupere la totalite des electeurs de Hamdi et de Riahi,et il ne les aura pas,Il demeure loin de representer un danger reel.je suis par contre d'accord pour dire que Nidaa Tounes doit etre beaucoup plus a l'offensive et ne plus menager Marzouki pour ne pas trop froisser Ghannouchi.Il faut mettre l'accent sur le bilan catastrophique de la Troika, sur la situation non moins catastrophique du pays,audit serieux a l'appui et surtout se decomplexer quant au passe qui appartient a tous les Tunisiens

Montygolikely - 27-11-2014 09:34

Si Ennahda et Marzouki avaient mis toute leur "stratégie politique d'une grande habileté" ou leur intelligence de "fin limier et tacticien" (pour reprendre les termes de la "pommade" que vous leur passez) pour arranger la situation de notre pays, 40 % des tunisiens n'auraient pas voté pour Beji Caïd Essebsi et Nida Tounes, c'est aussi simple que ça.

bouzaiane Mohamed - 27-11-2014 09:41

Ce qui ressort de ces élections, est que nos élus sortants avaient une insuffisance visuelle à moyen et long terme quant à la sécurité politique du pays. En effet, leur mission principale était de faire une bonne prévention pour mettre le pays sur une plateforme stable pour longtemps. Or plusieurs simulations et scénarios n'ont pas été mis en question, tel que celle posée par le président sortant à Nidaa Tounes. Espérons que les spécialistes dans la rédaction des lois et textes juridiques n'ont pas omis d'autres détails pièges pour la stabilité de notre pays. Dommage que cette constitution ait été dominée par les luttes entre partis pour que chacun puisse avoir plus de chaises que d'autres. L'essentiel pour le simple citoyen est d'avoir la paix, d'aller remplir son couffin sans complexe et assurer le minimum de sécurité sanitaire pour sa famille. Toutes les combines politiques dévoilées au grand public font peur et réduisent l'intensité individuelle au travail pour le bien de tous les Tunisiens. Je voterai pour le plus expérimenté, le plus sage qui ne veut pas fissurer l’adhésion sociale et qui luttera pour la réduction de la mentalité de corruption, source de frustration d’insécurité collective, de haine et d’instabilité. Dieu protège notre douce, paisible et pacifique petite Tunisie contre les corrupteurs et corrompus et tous les prédateurs, quelques soient leur nature et origine géographique.La Tunisie est pour tous les tunisiens qui sont capables de réaliser ce que d'autres plus riches et plus puissants n'ont pas pu faire. Cessez de vos querelles SVP et laisser nous nous concentrer vers le travail productif.

NAJI BEN HAMIDA - 27-11-2014 10:39

CE SERAIT UNE ERREUR POLITIQUE FATALE QUE DE COLLABORER OU PARTAGER LE POUVOIR AVEC LES ISLAMISTES PENSER A CE QUE J AI PREDIS / LE BAISER DE MORT D ENNAHDA A TOUT ALLIE POLITIQUE DE PRES OU DE LOIN ? LAISSANT QUE DES CADAVRES POLITIQUES LE CAS DES PARTENAIRES DE LA TROIKA

amine slim - 27-11-2014 10:46

Mensonges politiques et stratégies Byzantines au menu quotidien d'Ennadha , c'est de bonne guerre , on cherche à déstabiliser le futur vainqueur pour l'affaiblir

mina Bouregreg - 27-11-2014 11:26

Bravo Mme Mnif. Excellent article d'analyse politique et quelle belle plume!

ayaketfi - 27-11-2014 11:53

BCE doit laisser "les chiens aboyer" et affiner sa stratégie électorale non contre Ennadha mais pour un regroupement national tout en n'étant pas dupe que Marzouki et ses acolytes utiliseront tous les stratagèmes pour mettre Nida tounès sur le banc des "accusés"... EN SOMME ET DES A PRÉSENT, BCE DOIT SE PLACER AU DESSUS DES PARTIS

sihem - 27-11-2014 13:06

quand on veut appliquer la constitution , on devient habile, c'est honnête si le titre ne cache pas encore une fois une diabolisation. pour Beji Caied Essebsi je dirai je suis fière d’être islamiste terroriste comme tous les tunisiens résidents en Australie, en Europe et en Amérique.

Salem Helali - 27-11-2014 14:37

Analyse correcte Mme Emna Mnif , j'adhère à cette vision et je demande à l'équipe de campagne de BCE de changer rapidement de stratégie de communication et de choisir ceux qui représenteront Nida Tounes dans les plateaux télévisés et sur les chaines de Radios ! et surtout être moins arrogants et plus modestes !

Iris Ramis - 27-11-2014 14:45

Nida n'a qu'une solution pour gagner les voix de la gauche ( et ce n'est pas moindre) qu'elle annonce sa démarcation totale avec nahdha , appuyer la candidature de Rahoui à la présidence du parlement et son vice président devrait être une femme. A Afek et upl il doit proposer des portefeuilles ministériels. Afak ( ministère des affaires étrangères) , Upl ( affaires sociales).

X

Fly-out sidebar

This is an optional, fully widgetized sidebar. Show your latest posts, comments, etc. As is the rest of the menu, the sidebar too is fully color customizable.